
«L’effort soutenu mène au non effort. En d’autres termes, ce qui a été atteint par une pratique constante est finalement transcendé. Alors vient la spontanéité…»1
Cette citation de la Mère Divine illustre parfaitement, à mon sens, le passage de l’étape de dhāraṇā (concentration) à l’étape de dhyāna (méditation). Prenons l’exemple simple d’un lotus avec ses pétales qui s’ouvrent et se ferment, au niveau du centre du cœur. Lors de l’étape de la dhāraṇā, nous mobilisons tous nos sens, toute notre attention, afin de nous concentrer sur le centre du cœur et ressentir l’ouverture et la fermeture de ces pétales. Je peux aussi utiliser la respiration; par exemple à l’inspire les pétales s’ouvrent, à l’expire les pétales se ferment. Bref, ce processus de concentration nécessite de notre part un effort conscient, plus ou moins soutenu. A force de pratiquer une dhāraṇā, les automatismes se mettent en place, l’effort nécessaire à alimenter le processus décroît petit à petit. Par exemple, à un moment donné je peux me rendre compte que je n’ai plus besoin du souffle pour ouvrir et fermer les pétales; cependant les sens restent mobilisés pour alimenter la concentration. Avec la pratique, arrive un moment où tout effort de concentration disparaît: les pétales s’ouvrent et se ferment, sans que j’alimente cette dynamique; simplement elle est là. Et ”moi” dans tout ça? Simplement j’observe, je suis dans un dhyāna. Le sujet devient témoin, non plus acteur.
Cette ouverture dure un moment, plus ou moins long; quand elle disparaît je refais appel à cet effort de concentration: je dharane, je dharane (du verbe dharaner )… jusqu’à ce que, éventuellement, la porte de dhyāna s’ouvre à nouveau…pour un moment. Avec la pratique, les moments où je suis invité en dhyāna sont de plus en plus longs, de plus en plus facilement accessibles. Arrive aussi un stade où dhyāna s’invite spontanément. Je suis dans une activité de la vie de tous les jours, ou sur le tapis; et paf! Dhyāna ! Les pétales du lotus s’activent: simplement j’observe cela, éventuellement en continuant l’activité dans laquelle je me trouve, ce n’est pas incompatible, c’est même recommandé; les activités prennent une nouvelle saveur.
Commencer un article sur khecarī en évoquant dhāraṇā & dhyāna: Quel est le rapport?
Le suivant: l’exploration des étapes préparatoires à dhāraṇā, ainsi que le voyage ascendant de la Śakti le long du mont Meru, se sont effectués avec comme fil conducteur, la pratique de khecarī. La technique commune à l’exploration des étapes est khecarī. La technique commune à l’ascension de la Belle, de manipūra à sahasrāra, est khecarī. Pas que… mais surtout. De plus un approfondissement de khecarī s’est déroulé avec cette exploration, un peu comme si cette exploration avait eu besoin petit à petit ”d’upgrader” l’outillage que constitue khecarī.
Au fur et à mesure, l’outil s’est développé, s’est adapté aux besoins de l’exploration vers dhyāna, notamment à la qualité et la quantité du prāṇā généré et véhiculé lors de ce voyage.
Car Khecarī, la Divine mudra encensée dans la littérature hatha yogique, demeure un outil et reste un ”simple” outil. Sa pertinence, son utilité, réside dans sa capacité à accompagner le pratiquant (dans cet article, j’utilise le masculin pour m’exprimer) vers dhyāna. Il en va de même, à mon sens, avec l’éventail des techniques yogiques, et plus généralement des techniques proposées par les différentes traditions: ce sont des outils permettant d’aller vers dhyāna, et au-delà. Le maçon maîtrise le fonctionnement de la truelle afin de faire des enduits. La maîtrise d’un outil n’est pas une fin en soi, il convient qu’il serve à quelque chose de concret. Dans le cas d’une truelle, faire des enduits, étape cruciale dans la construction d’une maison. En ce qui me concerne, khecarī est l’un des outils principaux de la sādhana qui s’est mise en place dans ce corps.
Cette sādhana yogique a débuté de manière complètement inattendue il y a un petit peu plus de 12 ans. Inattendue car je n’avais alors jamais rencontré aucune pratique corporelle et encore moins spirituelle, choses que je classifiais comme ”pas pour moi”. Inattendue mais bienvenue? Je ne sais pas, la puissance du processus qui s’est mis en place ne m’a pas demandé mon avis, et il n’était pas pertinent à cette époque de me demander si c’était ”bienvenu” ou pas. Bref, ”un beau matin de juillet”, en référence à la chanson de Boris Vian, je me réveille le corps couvert de petits boutons rouges et je remarque rapidement qu’en disposant mes mains l’une contre l’autre se met en place une sorte de ”résistance magnétique”: comme si j’avais un puissant aimant dans chaque main. Les doigts de ces mains se retrouvent pourvues ”d’extensions”: comme si elles étaient dotées d’ongles extrêmement longs attirés vers le ciel.
Interpelé, chamboulé, cette ”nouvelle fenêtre d’exploration” vient titiller ma curiosité, notamment ma curiosité scientifique. D’ailleurs, un an plus tôt, je publiais un article sur des objets, les groupes de galaxies, et le titre de ce papier contenait ”une nouvelle fenêtre d’exploration dans le spectre de masse”. En effet c’était la première fois qu’un échantillon de groupes de galaxies présentant des effets de ”mirages gravitationnels” était compilé, d’où le titre qui avait plu à mes co-auteurs, ainsi qu’à l’éditeur. C’est quelques années plus tard que je réalise que si je suis devenu scientifique, ce fut avant tout afin de disposer d’outils adaptés pour appréhender les expériences mystico-yogiques qui allaient s’incarner dans ce corps. C’est en tant que scientifique que je rappelle ici que le yoga est une science dure, reproductible depuis des milliers d’années.
Bref, à l’été 2010, je fais des expériences sur ce qui passe par ces mains, notamment je les laisse s’exprimer, les laisse suivre la guidance et les mouvements de ce que je ne nomme pas encore prāṇa (un terme qui m’est alors complètement inconnu). Je dresse des protocoles expérimentaux, tire des conclusions, modélise les phénomènes… Durant les premiers mois, je refuse de faire des recherches sur ces phénomènes afin de ne pas être biaisé dans mes expériences. Ces ”jeux prāṇiques” me permettent de contacter des dimensions de l’être humain que je ne connaissais pas, ou très peu; notamment la dimension émotionnelle, et un certain apaisement du mental… C’est à la même époque que je commence une exploration de la sphère émotionnelle, qui se révèle être extrêmement chargée, avec l’accompagnement d’un psychothérapeute. Ce travail s’avère très complémentaire de ces expériences yogiques qui débutent. Plus que complémentaire, il est essentiel et fait partie intégrante de cette sādhana yogique; c’est d’ailleurs toujours le cas à l’heure actuelle et je n’envisagerais pas un seul instant de négliger cet outil plus qu’essentiel.
Quelques mois plus tard je rencontre le haṭhayoga; directement ça colle: une science qui procure un cadre théorique dans lequel les expériences s’inscrivent parfaitement, qui me permet de contenir cette énergie qui part un peu dans tous les sens, la cultiver, la canaliser, la faire monter… Je pratique assidûment le haṭhayoga durant presque trois ans dans une école marseillaise où j’acquiers un éventail de techniques efficaces, puissantes, et même redoutables. De plus, j’observe fréquemment certaines techniques se mettre en place spontanément dans ce corps; ma sensibilité exacerbée au prāṇa , que je ”vois” et ”touche” de façon exceptionnelle d’après mes ”pairs”, fait qu’en suivant les mouvements naturels du prāṇa , en laissant ce corps être guidé par cette énergie, des techniques se mettent en place intuitivement. Parmi elles, khecarī mudra… pas tout de suite, et je commence par relater quelques éléments de cette autre vie dont je ne me souviens plus très bien: avant d’entrer en
khecarī . Un premier, important: à cette époque, avec mon épouse et nos deux jeunes enfants, nous nous installons dans la forêt, nous retapons une ruine dépourvue d’eau et d’électricité; merveilleux et pas facile de suivre notre rêve, nos aspirations. Ce changement radical de mode de vie a eu un impact sur cette sādhana naissante.
«Avec la pratique, apāna et prāṇa sont séparés et leur flux est inversé afin d’éveiller maṇipūracakra. C’est l’union de prāṇa et apāna. L’éveil de la kuṇḍalinī dans maṇipūra survient comme une explosion; c’est comme deux puissantes forces qui collisionnent l’une contre l’autre et qui fusionnent. Cette union engendre une réorganisation complète des flux prāniques dans le corps; mūlādhāra est transcendé et la nouvelle base de la kuṇḍalinī est maṇipūracakra. Quand la conscience s’installe dans maṇipūra, le sadakā acquiert une perspective spirituelle. Il a un aperçu des plans d’existence supérieurs. Sa vision du monde change complètement. Tant qu’il est coincé dans les plans de mūlādhāra et svādhiṣṭhāna, il baigne dans ses problèmes mentaux et émotionnels. Il commence à être sensible à la félicité, à la béatitude et un large éventail de possibilités s’ouvre à lui.»2
Mécaniquement, la Déesse, nourrie par «l’effort ardent» du haṭhayoga, s’éveille, s’excite et remonte le long de l’axe central, palier par palier. Tant qu’elle se situe en dessous de maṇipūra, c’est plutôt chaotique et mon état émotionnel est en dents de scie: parfois c’est génial, parfois c’est terrible, voir désespérant, sans issue… C’est en juillet 2012 que, spontanément, alors que je suis en assise, j’observe deux courants prāniques: l’un entre la base de la colonne et le ventre, l’autre entre le ventre et la gorge. A l’inspire, simultanément, le courant du haut monte depuis le ventre jusqu’à la gorge, celui du bas descend depuis le ventre jusqu’à la base. A l’expire, le mouvement s’inverse, si bien qu’à la fin de l’expire, je plonge dans des rétentions à poumons vide, toute mon attention portée sur manipūra. Confiant, je ”titille” maṇipūra à coup de pauses à vide… plus j’attends plus la densité prānique dans cette région augmente. Le socle énergétique que je ressentais habituellement au niveau de mūlādhāra est littéralement déplacé au niveau de manipūra. A force d’insister, ce point se met à rayonner… jusqu’à ”exploser”: prāṇa et apāna s’unissent, maṇipūra s’éveille… un nouveau
positionnement s’installe: fini le désespoir dans les situations difficiles, et l’impression d’être guidé, accompagné; je ne sais pas trop où je vais mais je commence à avoir confiance; la disparition du désespoir laisse de l’espace pour qu’autre chose s’installe: Ouf! C’est un peu plus tard que je lirais les mots de Satyānanda que je partage plus haut. Techniquement, la Śakti est désormais installée confortablement sur ce palier qui fut décisif pour moi. Bien décidée à rejoindre son amant cosmique, elle poursuit son ascension.
”Quand la Divine Déesse s’élève, la langue roule vers l’arrière. ”3
Cependant, un ”précipice” interrompt l’ascension de la Belle, attisant son désir; pas grand chose, juste au dessus de la gorge… une femme amoureuse est prête à tout: la langue se met à rouler en arrière et à tirer vers le haut, afin de faire la jonction entre la partie inférieure et la partie supérieure de suṣumṇā nadī , tel un interrupteur dans un circuit électrique.
C’est donc peu à peu que ma langue s’est mise à tirer vers l’arrière et vers le haut, sans que j’intervienne consciemment dans ce processus. La tension s’accentue au cours des semaines, jusqu’à faire de plus en plus mal au niveau de la base de la langue… Très rapidement, une certitude: cette langue doit être libérée de son frein, comme suggéré par la Khecarīvidyā:
«Suivant les instructions de son guru, tous les jours durant sept jours, celui qui connaît l’ātman devrait frotter la base du palais et nettoyer toutes les impuretés. Il devrait prendre une lame propre, bien huilée et très aiguisée, et inciser le frein de la langue de la largeur d’un cheveu. Ensuite, il devrait frotter l’incision avec une poudre de sel gemme et de pathyā. Après sept jours il devrait répéter une incision. Le yogin, en s’appliquant, devrait pratiquer ainsi régulièrement durant six mois. Après six mois, le frein de la langue est complètement coupé.»4
Traditionnellement, il convient de libérer sa langue de façon progressive. Avant d’acheter une lame adaptée, je prend rendez vous à l’hôpital; j’y suis reçu par une jeune femme très douce, à l’écoute et sans jugement face à cette histoire de yogi; en confiance, je lui confie le soin de m’opérer, vite fait bien fait.
En sanskrit, le frein de la langue se nomme bandhamrityur, littéralement le ”lien de la mort” (Jacques Vigne, 2013). Ce frein serait-il présent pour nous lier à la mort? S’en débarrasser pour entrer en khecarī permettrait-il de s’affranchir de la mort, pour sortir du saṃsāra? Certaines écoles de yoga interdisent cette ”mutilation” et proposent d’«user» le frein d’une autre façon, arrivant au même résultat, certainement en plus de temps qu’un coup de bistouri. La Joga Pradīpikā (vers 882) stipule que si l’opération n’est pas faite correctement, il peut en résulter une perte de la possibilité de s’exprimer. Certains enseignants contemporains (par exemple Niranjanananda, 2012, Bihar School of Yoga), déconseillent fortement cette pratique aux gens ayant une vie active dans la société, la réservant aux pratiquants isolés du monde. Ces recommandations ne correspondent pas du tout à mon expérience.
Bien au contraire, dans toutes les activités ”mondaines”, discrètement, ma langue peut se caler en khecarī ; cette pratique est plutôt bien adaptée à un yogi qui vit dans le monde. La Khecarīvidyā déclare qu’il faut plus de cent vies pour maîtriser khecarī. Alors peut-être que quelques dizaines de vies de pratiques solitaires sont nécessaires avant de pouvoir poursuivre cette sādhana dans le monde?
Pourquoi naissons nous avec un frein? Peut-être pour empêcher une personne non préparée à entrer en khecarī, avec les désagréments que cela peut engendrer? Pas sûr, je connais plusieurs pratiquants qui se sont débarrassés de leur frein mais qui ne sont pas entrés en khecarī pour autant. Bref, des débats sur la pertinence de se débarrasser du frein ou pas existent depuis au moins des centaines d’années… Je pense que c’est une question mal posée, et qu’il convient de démystifier cette histoire et de ne pas se soucier de ce ”petit détail technique”. Si la Śakti est vivace et remplie de désir, Elle trouvera une façon de passer! En utilisant khecarī… ou pas! Il s’agit d’une technique parmi tant d’autres, et le haṭhayoga est une discipline parmi tant d’autres. Je témoigne ici de cette mudrā car elle s’incarne dans ce corps. Si c’est une bénédiction, il n’y a pas de quoi en faire tout un plat: rien d’original!
Ce processus est observé depuis des millénaires et il est bien documenté dans la littérature hatha yogique. La pertinence de ce témoignage est de l’exprimer avec une culture moderne, scientifique, occidentale, et surtout d’incarner cette technique dans ce corps: c’est comme cela qu’une Tradition peut être qualifiée de vivante.
Langue libérée de son frein, un mois de cicatrisation, visite de contrôle à l’hôpital, tout va bien… c’est parti! J’y vais franchement et gaiement, rempli d’enthousiasme; j’attendais cela depuis quelques mois… La langue se glisse derrière le voile du palais et s’installe sur le plancher de la cavité nasale: le premier palier de khecarī. Sensation frappante, subjuguante, hautement sensuelle; à ce plancher nasal correspond lalanā cakra. Lorsque l’amṛtā s’écoule du bindu, il passe par lalanā avant d’arriver à viśuddhi cakra puis de descendre se consumer dans le feu de manipūra. La quantité et la qualité du prāṇa qui passe par cette jonction sont elles aussi subjuguante, un petit pas de plus essentiel à l’Union Mystique de Śivā & Śakti. Je réalise de suite que la forme du plancher nasal est parfaitement adaptée à celle de la langue; c’est du sur mesure, comme si ce corps était naturellement câblé pour entrer en khecarī. La langue y repose naturellement, la pratique est désormais beaucoup plus stable: la langue ne risque plus de glisser et il n’y a plus d’efforts à fournir pour qu’elle reste calée à sa place; en fait il se produit une « aimantation prānique »: le flux d’énergie qui passe par la langue est tel que celle-ci se trouve littéralement collée sur le plancher nasal. C’est comme pour un mudrā effectué avec deux doigts: le contact ferme un circuit énergétique, les doigts sont collés entre eux et cela nécessite un (petit) effort pour les séparer.
« Étirant la luette jusqu’à ce qu’il puisse atteindre l’ouverture de Brahmā, l’homme sage extrait le meilleur des amṛtā avec la pointe de la langue. Avec un goût de ghee, O Déesse, l’autonomie s’installe.»5
Une première journée à pratiquer khecarī sans interruption se solde par une nuit hautement psychédélique. Allongé, sans sommeil, euphorique, comme une légère sensation de fièvre; des ressentis prononcés au niveau de ājñā, ça tourne, ça vibre, l’impression d’avoir un câble branché au niveau du front, relié à un ordinateur qui ferait une mise à jour du système d’exploitation du véhicule, du transhumanisme sans assistance numérique! Des goûts particuliers se succèdent durant cette nuit, notamment métalliques au début puis quelque chose de très doux qui m’accompagne depuis.
Je suis sous l’effet d’une puissante substance psychoactive sécrétée par mon organisme et captée par la divine mudrā. Cette nuit constitue le début d’une période de 10 jours durant laquelle je suis incapable de me nourrir; pas un jeûne, le réservoir est plein je ne peux rien y ajouter; une énergie physique et intellectuelle débordante, avec très peu de sommeil.
«Le redressement de la langue dans l’axe central revient à sortir une grande antenne pour se relier au vaste monde. Lorsqu’on pénètre bien dans cette expérience, on obtient une connexion haut-débit avec le plan subtil…»6
L’installation dans ce premier palier de khecarī fut une étape déterminante. Désormais, le socle énergétique, c’est à dire l’endroit à partir duquel ça monte, n’est plus la base mais la région de lalanā; l’énergie est aspirée vers le haut, ma pratique de mūla-bandha s’essouffle, elle n’est plus pertinente, il n’y a plus d’hémorragie énergétique à prévenir. Depuis cette époque, si je ne suis pas en train de manger ou de parler, cette langue est tout le temps en khecarī ; elle est simplement à sa place.
C’est depuis ce nouveau palier que l’ascension se poursuit; quelques semaines plus tard, je perçois un nouveau nadī : il prend source au niveau du point inter-sourcilier, rentre jusqu’au milieu du crâne, puis modifie sa course pour remonter jusqu’au sommet du crâne… pour la première fois je ressens les milles pétales; nous sommes à l’été 2014.
L’autonomie s’installe de plus en plus, les enseignements, les initiations, viennent de l’intérieur, et sont de plus en plus claires. J’arrête le cursus de yoga que j’avais débuté, entre autres car une pratique s’invite, s’impose, et ne me permet plus de suivre les enseignements proposés. En quelque jours, les instructions, très claires, sont intégrées; je sais parfaitement ce que j’ai à faire et je le fais, sans me poser aucune question. En écrivant cela je me demande si j’étais dans le ”faire” ou si j’observais une pratique se mettre en place dans ce corps comme c’est le cas aujourd’hui? Il me semble que j’étais encore dans le ”faire” et que cette étape intuitive marque le début du ”non faire”. Peu importe.
Il s’agit d’une dhāraṇā, dite ”du jardinier”, car elle se propose d’arroser le jardin intérieur, composé de sept lotus disposés le long de l’axe central. Cette pratique va durer six mois. Mécaniquement, cette dhāraṇā invite dhyāna, et je commence à effleurer les tout premiers stades méditatifs: plus d’effort conscient de concentration, simplement j’observe l’activité des lotus, les pétales qui vibrent, qui s’ouvrent, se referment; je suis témoin, non plus acteur. Parfois, très rarement, pendant une fraction de seconde éternelle, le retrait de ces sens tournés vers l’intérieur, l’observation disparaît, reste ce qui est, le Silence, au-delà des mots, des concepts; le vide rempli, où il n’y a plus rien et en même temps tout est là, bref l’ineffable que je ne me risque pas à décrire davantage avec des mots.
«Quand le système nerveux est prêt, cela se produit, tout simplement. En nous rendant au niveau 3, nous exposons la longueur totale du septum à notre langue.»7
J’ai poursuivi la sādhana durant deux ans avec la langue déposée sur le plancher nasal. Je savais qu’il convenait d’emmener la langue plus haut, comme le suggère la Khecarīvidyā. Parfois j’allais chercher par là haut, à l’aveugle, mais rien, pas de passage; je ne forçais pas, cultivant la reconnaissance pour les initiations déjà reçues, bien occupé par leur intégration.
Après deux ans, le déclic pour aller plus haut arrive. Lors d’un pèlerinage en Bulgarie avec une bande de yogi-ni-s inspiré-e-s… en fait surtout des yoginīs. J’observe que dans mon parcours, depuis le début et jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, ce sont des femmes plus que des hommes qui ont eu des rôles lors de certaines étapes déterminantes de la sādhana.
Un groupe de kriyā yogi-ni-s qui cultivent l’aspect dévotionnel, qui m’est alors totalement inconnu; c’est leur truc; ils chantent, ils s’aiment; ils cultivent assez peu les postures, le prāṇāyāma, les mudrā.. A un moment, alors que ce petit groupe chante autour du feu, sur la plage, ça y est, la langue trouve le passage; une sensation de puissant décollage, bien plus forte que dans un avion de ligne; j’expérimente le sens de ”s’envoler dans l’espace intérieur” qui est associé à la traduction du mot khecarī. Cette langue remonte le long du septum nasal, sa pointe touche une structure osseuse, la selle turcique, une partie de l’os sphénoïde qui abrite la glande pituitaire. De part et d’autre, les fosses nasales, un accès potentiellement privilégié à iḍā & piṅgalā.
Physiquement, rien n’a changé; c’est toujours la même langue, il n’y a pas eu d’intervention mécanique comme lors de l’ablation du frein de la langue. Alors pourquoi à ce moment là?
C’est très simple, très clair: au moment précis où j’ai osé me laisser aller à la bhakti, «contaminé» par ces ami-e-s, alors la langue est montée. C’est la bhakti qui a donné l’énergie nécessaire à cet envol. Après avoir nourri la Śakti durant quelques années via le haṭhayoga, un nouveau carburant, une nouvelle nourriture, la dévotion: la Déesse en raffole, Elle s’envole, tout simplement!
La graine de la bhakti réside dans le cœur de chaque être humain. Chaque personne peut devenir un bhakta extatique car chacun a le potentiel de se connecter avec le monde intérieur qui est au-delà des limitations individuelles.
«Si l’on est enclin à la dévotion, alors on peut adopter le chemin de la bhakti, qui peut devenir la voie express vers l’expansion de conscience. Si l’on n’est pas enclin à la dévotion, alors d’autres sortes de yoga peuvent être pratiqués à la place. Ces autres chemins amèneront éventuellement vers l’expérience spirituelle, ce qui amènera automatiquement à la bhakti.»8
Les mots de Satyānanda illustrent encore une fois parfaitement mon parcours. Mécaniquement, le haṭhayoga m’a mené à des expériences telles que je ne pouvais plus rester insensible à la bhakti ; cette dimension a finalement donné du sens, de la puissance et de la sécurité à ma pratique. Comme par ricochet, l’abandon au Divin a entraîné l’abandon du corps physique qui est tombé dans l’āsana de façon inattendue. Ici, par āsana, j’entends toute posture autre que l’assise. En quelques mois, ce corps, pas vraiment souple à la base, s’est retrouvé propulsé dans des āsanas peu communs. La Śakti prend ses aises, s’immisce dans tout le corps et s’exprime via l’āsana. Le corps devient son instrument; un temple pour partager, célébrer, témoigner. Cette période durant laquelle je pratiquais l’āsana a duré une année, peut-être un peu plus; c’était chouette! Après une séance d’āsanas j’ai souvenir d’états intérieurs intéressants, calmes et silencieux. Pas de regrets, aujourd’hui je ne pratique plus d’autre postures que l’assise, entre six et dix heures par jours, car l’essentiel de mes activités ”mondaines” sont compatibles avec l’assise. Quelques āsanas simples pour la tenue générale, notamment après les travaux forestiers, une à deux heures par semaine grand max, et de la marche en forêt, douce et silencieuse.
Si on reprend l’analogie d’un circuit électrique dans laquelle khecarī constitue l’interrupteur de suṣumnānāḍi, disons qu’après ce nouvel envol, le flux d’énergie qui est en mesure de passer est plus important; un peu comme quand on passe en triphasé. Cela entraîne une nouvelle fonctionnalité: parfois, quand la Śakti est particulièrement excitée, la pointe de la langue se met à pulser : elle se comporte comme un petit marteau piqueur qui vient cogner contre la selle turcique, et par ricochet contre la glande pituitaire, afin de baratter le nectar.
Ces vibrations baignent ājñā et les répercussions se font ressentir jusqu’au bout de chacune des mille pétales. Après avoir pulsé un moment, la langue prend repos sur le plancher nasal. S’ensuit généralement un apaisement global du corps, du flux des pensées, de la respiration.
«Ce corps qui incarne le Suprême est constitué de cinq ingrédients fondamentaux. Le premier ingrédient fondamental est la Déesse Primordiale Kuṇḍalini. Le second est suṣumnānāḍi et le troisième est la langue. Le quatrième est le palais, le cinquième l’ouverture de Bhrāma. Le yogi éveille le premier ingrédient et le fait monter dans le second. Ensuite il insère le troisième ingrédient vers le haut dans le quatrième. Après avoir percé le quatrième ingrédient, le troisième entre dans le cinquième. Cette perforation que je t’ai enseignée, Ô Déesse du Kaula (Kuleśvarī), est difficile à découvrir.»9
Poursuivre au-delà de la pituitaire suppose que la langue s’infiltre dans les fosses nasales.
Deux possibilités: par la droite ou par la gauche. On accède alors à la racine, sur le plan physique, de piṅgalā & iḍā respectivement.
Cette fois ci encore, il est nécessaire à la langue d’aller un peu plus loin. Cette fois ci encore, cette nouvelle avancée fut soudaine et inattendue: à un moment, la langue a trouvé le passage pour poursuivre son chemin dans les fosses nasales, environ deux ans après le pèlerinage en Bulgarie, lors d’un autre pèlerinage, beaucoup plus long, en famille, en Inde, qui nous a emmené jusqu’à Kāśī, la fameuse cité où certain-e-s vénèrent Kālabhairava..
Cette nouvelle initiation m’a permis d’acquérir une certaine aisance pour boucher, depuis l’intérieur, une des deux narines, ce qui donne de nouvelles perspectives quand à la pratique de nāḍī śodhana et l’action sur iḍā & piṅgalā . Nāḍī śodhana, la respiration alternée, est une technique redoutable permettant d’équilibrer iḍā & piṅgalā. Une parmi tant d’autre, simple, puissante et efficace, qui m’a accompagné lors des premières années de sādhana. On utilise en général les doigts d’une main pour boucher alternativement narine droite et narine gauche. Utiliser la pointe de la langue pour ce faire comporte plusieurs avantages.
D’un point de vue pratique, plus besoin de faire l’effort de maintenir une main au visage, la pratique est plus confortable. Surtout, la pointe de la langue allant se caler à la racine de iḍā & piṅgalā, la pratique devient plus puissante et acquiert plus de portée. Si la langue se cale dans la narine droite, je ressens directement iḍā nadī s’activer. Je vois et touche ce flux énergétique, ce flux de prāṇa qui relie mūlādhāra à ājñā, en décrivant, par exemple, un arc de cercle sur le côté gauche. Ce ressenti est beaucoup plus fort et vivant que si je bouche la narine droite en utilisant un doigt. Il se met en place de suite, sans avoir besoin que le processus respiratoire entre en jeu.
Utiliser la pointe de la langue permet aussi de mettre en place nadī śodhana dans des postures où la main n’est pas disponible, par exemple en śīrṣāsana. En fait j’ai assez peu utilisé la langue pour pratiquer nadī śodhana. Quand cette fonctionnalité s’est mis en place dans ce corps, je ne pratiquais déjà presque plus nadī śodhana. J’ai un peu exploré, par curiosité. Parfois, assez rarement, je peux observer que iḍā & piṅgalā ont besoin d’un petit équilibrage, du moins c’est comme cela que j’interprète les observations suivantes. Je reviens à la pulsation mentionnée plus haut. Celle ci peut désormais s’exercer au niveau de iḍā & piṅgalā, lorsque la pointe de la langue se trouve dans la fosse nasale correspondante.
J’observe la langue qui va se caler à droite, dans la fosse nasale, et qui se met à pulser...puis elle va se caler de l’autre côté, elle se met à pulser… et puis c’est tout. Ça ne dure pas longtemps, quelques minutes? moins de cinq typiquement; le véhicule est équilibré.
Aucun effort conscient de ma part, le corps fait ce qu’il a à faire, en mode automatique; je laisse faire, simplement j’observe le processus. Il s’agit d’un dhyāna. A vrai dire cela fait longtemps que je n’ai pas pratiqué nadī śodhana de façon volontaire. Quand j’accompagne des séances de haṭhayoga, je propose assez systématiquement un ghaṭikā de nadī śodhana. Il y a quelques temps j’accompagnais les participant-e-s, pratiquais avec eux, utilisant la langue pour boucher les narines. Et puis un beau jour je me suis rendu compte que je n’arrivais plus à suivre le tempo… je m’efforce, ça tient… pas longtemps, je me trouve expulsé de la pratique… Quoi? je ne suis plus ”capable” de pratiquer nadī śodhana sur un ghaṭikā? expulsion ?!? où est ce que je me trouve ”expulsé”? dhyāna… Ok, si ce yogi est en dhyāna, à quoi bon le forcer à aller en prāṇāyāma? D’ailleurs ça ne marche pas, je suis mécaniquement expulsé. Apprends à rester à ta place et accompagne le groupe en acceptant d’être en dhyāna; ça fait sens…
C’est donc à Vārāṇasī, à la fin d’un pèlerinage de plusieurs mois intense et initiatique, que cette langue s’est mise à monter plus haut, dans les fosses nasales, du côté gauche.
Durant une petite semaine, la langue s’installait confortablement dans la narine gauche mais pas dans la droite. Je ne sais plus exactement quand, où ni comment s’est déroulée cette montée par la gauche. J’étais certainement en assise quelque part à Kāśi, pas loin d’un temple, situation assez banale! Par contre je me souviens bien du moment où la languea ”décidé” de monter dans la narine droite. Assis dans une ākhara, refusant poliment les shilums qui tournent car coupés au tabac, le soir de la Mahāśivarātri, en pleine Gaṅgā Aarti, la langue monte et se cale dans la narine droite, tout simplement. Pour ce faire, elle adopte un comportement particulier, notamment des contorsions que je ne maîtrise pas consciemment et qui me font penser à celles d’un mollusque dans sa carapace. Nous sommes alors début 2018, il y a précisément 5 ans. La suite des initiations allaient venir environ deux ans plus tard. En écrivant cet article, en me remémorant toutes ces anciennes vies, je remarque que les initiations furent espacées d’environ deux ans depuis 2014, jusqu’à fin 2021. Nous sommes désormais en 2023… bientôt quelque chose de nouveau en khecarī ? De même pour l’époque pré-khecarī ; ouverture au prāṇa en juillet 2010 puis ouverture de maṇipūra en juillet 2012. Peu importe, simple déformation professionnelle d’un scientifique qui verrait une périodicité s’installer dans l’enchaînement des initiations!
«Lorsque le yogi est entré par la porte de Brahma, il devrait dûment commencer à baratter. En combinant la récitation du mantra et le barattage, le yogi atteint rapidement le résultat. Le barattage n’est pas à faire de façon constante, mais une fois par mois. Le yogi devrait constamment placer sa langue dans l’ouverture, Ô Déesse. En pratiquant ainsi, le succès complet arrive au bout de douze ans, Ô grande Déesse. Dans son corps, il voit l’Univers entier comme indifférencié de lui même.»10
N’allons pas contredire la très sérieuse Khecarīvidyā et admettons qu’il y ait un quelconque ”résultat” à atteindre, voire même un ”succès complet”… Par qui d’ailleurs? Ah oui, le « yogi », celui là même qui fait le malin avec sa langue! Oh oui, prenons nous au jeu, continuons!
Je pensais que continuer à progresser en khecarī signifiait forcément aller plus haut, plus loin dans les fosses nasales. C’est ce que suggère Yogani ainsi que la Khecarīvidyā. De plus, j’ai eu loisir de ressentir que la marge de progression de ma langue dans les fosses nasales reste importante; un tunnel encore largement mystérieux et peu exploré.
Finalement, les nouvelles initiations qui se sont invitées se sont déroulées ”plus bas” que les précédentes, c’est à dire avec la langue installée sur le plancher nasal plutôt que plus haut dans les fosses nasales. Cette nouvelle avancée en khecarī s’est déroulée en deux phases, espacées de trois mois. Tout d’abord, le barattage, la pulsation, s’est installée dans cette langue. Ensuite, cette pulsation, ce barattage, s’est associée avec la vibration sonore, la ”récitation du mantra”.
J’avais déjà observé la langue pulser contre la selle turcique, ou bien dans les fosses nasales comme discuté plus haut. Cela arrivait assez rarement, quand la Śakti se trouvait assez excitée et motivée: elle se mettait à monter par là haut et à baratter. Sa position ”au repos”, c’est à dire là où elle se trouve tout le temps, se trouvait, et se trouve toujours, sur le plancher nasal.
Un beau jour, la langue s’est mise à pulser dans sa position de repos. En assise, en marchant, en faisant les courses, le ménage, les activités forestières… la langue est au repos et elle pulse. Pas tout le temps, mais fréquemment; de sa propre initiative, ou bien si je lui suggère, ce qui est très rare. En fait cette langue a pris de plus en plus d’autonomie au fur et à mesure des avancées en khecarī, simplement je l’observe faire ce qu’elle a à faire.
Un autre ”beau jour”, trois mois plus tard, cette pulsation s’est retrouvée accompagnée d’une vibration sonore. Pas n’importe quelle vibration sonore, les six bīja qui constituent le mantra de khecarī. Premier pulse de langue, le premier bīja qui prend forme; deuxième pulse, le second bīja… et ainsi de suite. La première fois que j’ai observé cela se manifester, c’était vraiment subjuguant. Sur le plan physique, cette première fois s’est accompagné d’une bouche remplie d’aphtes, pleins de gros aphtes. Je n’ai jamais eu d’aphtes de ma vie quasiment.
Cela me rappelle lorsque mon corps s’était recouvert de boutons rouges lorsque prāṇa s’est éveillé en lui; le mantra de khecarī, en venant se manifester dans cette langue, a ”échauffé” la bouche. Lors de ces deux événements, le passage d’une grosse décharge prāṇique a laissé des traces importantes sur le corps physique. Ces aphtes disparaîtront rapidement.
Il existe de nombreux mantra associés à khecarī. Yogi Matsyendranātha a écrit un article sur ce sujet.11 Celui ci explicite dans la Khecarīvidyā se compose de six bīja. J’avais abordé ce mantra les années précédentes, mais il ne s’était jamais vraiment activé en moi comme ce fut le cas avec d’autres mantra. Quand un mantra s’active, alors tout se passe comme si j’entendais quelqu’un le réciter en moi, indépendamment de ma volonté à le répéter, il est muni de sa dynamique propre que j’observe. La récitation peut être lente, très lente, rapide, trés rapide voire extrêmement rapide, ce n’est pas moi qui décide. Le mantra peut être court, quelques bīja comme dans le cas de khecarī, quelques vers comme le gāyatrī mantra, ou bien il peut s’agir d’un poème plus long, comme le liṅga asthakam ou le kālabhairav asthakam qui sont venus s’incarner dans ce corps et que j’ai rapidement appris par cœur.
Bref un beau jour ce mantra de khecarī s’active, en utilisant la pointe de la langue pour s’exprimer. Khecarī mudra devient alors une façon d’écrire, de donner corps, à une vibration sonore; depuis la pointe de la langue, le son se manifeste… la langue devient une plume pour écrire dans l’ether… La pulsation donne vie au mantra et le véhicule, comme une antenne relais diffuse un signal électromagnétique… La fréquence de cette pulsation varie; il peut y avoir plusieurs pulsations par seconde; une pulsation peut aussi mettre plusieurs secondes à se manifester; le résultat en terme ”d’écriture” diffère. Dans tous les cas, c’est magnifique, puissant, bluffant…
Au début, quand la pulsation s’associait avec une vibration sonore, il s’agissait uniquement des bīja de khecarī. Par la suite, ce sont d’autres mantra qui sont venu utiliser cette nouvelle fonctionnalité de khecarī pour s’exprimer. La pulsation n’est pas toujours associée avec une vibration sonore, mais c’est assez courant. Encore une fois ce n’est pas moi qui décide quand cette langue va se mettre à pulser et avec quel mantra elle a envie de jouer, simplement j’observe le processus.
Dans la suite de cet article, je ne préciserais pas si la pulsation s’accompagne ou pas d’une vibration sonore, et je mentionnerais ”la pulsation” de façon générique.
La pulsation au niveau du plancher nasal se répercute dans le crâne, notamment au niveau de ājñā, et au delà, c’est à dire dans tout le corps, le baignant d’un prāṇa d’une saveur exquise. Au début, la pulsation avait un mouvement plutôt ascendant; depuis la pointe de la langue, ça part préférentiellement vers le haut, ou bien vers l’avant quand cette pulsation agit sur un point qui n’est pas physiquement associé à la pointe de la langue. En effet, cette pulsation, quand bien même son origine coïncide avec la pointe de la langue, peut ”agir” sur un point situé à un autre endroit. L’action de la pulsation se trouve ”déplacée”.
Un exemple: la pulsation vient agir sur maṇipūra, titiller cette zone, faire vibrer les pétales du lotus, les baigner de prāṇa … Cette pulsation peut aussi agir sur un point extérieur à ce corps, j’y reviens dans quelques lignes.
Deux ans après les premières manifestations ”pulsatives”, suite à une cérémonie de quatre jours/nuits à l’ashram, périodes de pratique intense durant lesquelles il se passe toujours des choses fortes pour nous tous, accompagné de la femme que j’aime, je m’assois un moment. La langue se met à pulser… vers le bas du corps: l’inversion de khecarī.
Dès lors, deux modes de pulsation: vers le haut et vers le bas. Rapidement j’observe une alternance entre ces deux modes se mettre en place: ça pulse vers le haut, puis vers le bas, puis vers le haut, puis vers le bas… jusqu’à ce que toute pulsation stoppe. Une densité d’énergie au niveau du plancher nasal. Depuis ce point, deux flux de prāṇa: un qui va vers le bas, et un qui va vers le haut, de façon simultanée et posée, apaisée. J’observe cela, il s’agit d’un dhyāna. Au bout d’un moment, le mouvement de prāṇa s’arrête, ces délicieux mouvements sont suspendus, dhyāna s’estompe…
Un flux qui monte et l’autre qui descend depuis un point donné: une généralisation de la notion de prāṇa & apāna. La dynamique de prāṇa & apāna prend sa source depuis maṇipūra comme cela est très bien documenté. La dynamique que j’évoque ici peut prendre sa source depuis n’importe quel point, dans ce corps et hors de ce corps. Dans ce corps, j’ai observé cette dynamique s’installer naturellement, c’est à dire d’elle même, au niveau du plancher nasal et au niveau du sommet du crâne. Si je suggère poliment à cette dynamique de s’installer à un autre endroit, elle le fait: un léger coup de conscience à tel endroit, la dynamique s’y met en place. Il est très rare que je suggère à une dynamique prāṇique, quelle qu’elle soit, d’aller se mettre en place quelque part. Concernant celle ci, je l’ai fait au tout début, afin d’étudier le phénomène, de voir comment il répond à la suggestion: encore une fois, simple déformation professionnelle de chercheur en science dure.
La pulsation, ou encore la dynamique de prāṇa & apāna, peut aussi se manifester hors de ce corps. Encore une fois, à part quelques rapides expériences qui m’ont permis de récolter des données expérimentales lorsque ces processus se sont mis en place, je ne suggère pas à de tels processus d’aller se mettre en place à un endroit extérieur à ce corps, surtout si il s’agit d’une personne physique: vigilance afin de ne pas se montrer ”intrusif”. Simplement, parfois, j’observe que ça se passe, avec un objet ou avec une personne, sans qu’il y ait de contact physique. Quel serait le périmètre d’action de la pulsation? Je pense que les seules limites sont celles que nous nous imposons, nous sommes tellement doués pour nous imposer des limites! Enfin moi je le suis. Au niveau spatial, j’ai pu observé cette pulsation agir sur une distance de plusieurs centaines de kilomètres. Au téléphone avec la femme que j’aime…d’un coup ma langue se met à pulser… Euhhh Darling, tu sens ce qui se passe? Bah oui! Ok… à tel endroit? Bah oui! On alimente le truc? Bah oui! Merci ma chérie, je t’aime …
En tant que physicien, je suis conscient que Espace et Temps vont de pair, on ne peut pas parler d’Espace et de Temps si l’on veut décrire les phénomènes que nous observons:
il est nécessaire de parler d’Espace-Temps. Les trois dimensions spatiales et la dimension temporelle sont imbriquées dans les équations qui décrivent les phénomènes naturels. Il est donc probable, naturel, que la portée de cette pulsation soit n’importe quel point de l’espace-temps. Quelques fois j’ai observé la pulsation agir sur le petit garçon que je fut, terrorisé par des événements traumatisants. Quelle est la portée de cette action? Je ne peux rien conclure.
Pourquoi, parfois, cette langue se met elle à pulser? Ce n’est pas complètement clair…
En fait ça me dépasse et ça me plaît d’être dépassé par ce genre d’événement. Ce qui est clair, c’est que cette langue est tout le temps à sa place, sur le plancher nasal. Et parfois la pulsation est présente. Ce qui est clair, c’est que ces pulsations génèrent, dégagent, beaucoup de prāṇa; après une séance de pulsation (séance qui constitue un dhyāna), la conscience est confortablement installée au sommet du crâne, il se produit une ”détente prānique”; ce corps se trouve baigné de prāṇa; la porte s’ouvre pour aller au-delà de dhyāna.
«La jouissance de la Réalité du Brahman (qu’on éprouve) au moment où prend fin l’absorption dans l’énergie fortement agitée par l’Union avec une parèdre, c’est elle que l’on nomme jouissance intime.»12
Ces dernières initiations que je décris ici (la pulsation de la langue dans sa position au repos et l’association avec un mantra) sont arrivées d’une façon inattendue et intéressante: via l’interaction amoureuse homme/femme. C’est en effet suite à des célébrations amoureuses que ces fonctionnalités se sont manifestées dans cette langue. Célébrations dotées d’une dimension sexuelle très marquée. Il est bien établit que la célébration amoureuse sexuelle engendre des miracles, notamment celui de la Vie. Certains ”couples mystiques” utilisent la sexualité, d’autres non; peu importe, l’important c’est le résultat concret dans la sādhana. Notamment, il existe une sexualité physique, c’est à dire dans laquelle les organes sexuels interviennent physiquement, et une sexualité non physique, où ces organes ne sont pas impliqués sur le plan physique. Si la dimension sexuelle (physique et non physique) y est très marquée, la connexion homme/femme dont je témoigne ici s’est déroulée de façon ”descendante”, c’est à dire qu’il s’est tout d’abord invité une connexion spirituelle, puis une connexion amoureuse au niveau du cœur, pour finalement couronner le tout par une connexion sexuelle. J’ai aussi à cœur d’insister sur l’aspect dévotionnel de ces célébrations, il s’agit de bhakti yoga. Le vers 69 du Vijñāna Bhairava Tantra est assez explicite sur l’utilisation de l’énergie amoureuse sexuelle comme moyen de toucher la Réalité. Ce vers est destiné à un homme. Monde plus que machiste, les livres de yoga ont été écrit par des hommes, pour des hommes. Je tiens à souligner, pour moi, l’importance de l’horizontalité et de l’égalité du processus initiatique amoureux: ça va dans les deux sens; chaque partenaire reçoit quelque chose de concret pour sa sādhana. On peut parfois lire que ”c’est la femme qui initie l’homme”, et qu’il reçoit les initiations «de la bouche de la yoginī»13. Cela a un côté romantique et ce que j’évoque pourrait corroborer de tels propos. Je ne suis pas d’accord et refuse de faire porter un tel poids à une femme! Surtout à une femme que j’aime au point de pouvoir entrer dans un processus initiatique amoureux. Et je refuse aussi de porter le poids d’initier qui que ce soit à quoi que ce soit. Personne n’initie personne à quoi que ce soit; ça serait super gonflé de prétendre cela! L’initiation passe lors de la cérémonie amoureuse, basta; c’est bien au-delà des participants. Peut importe ”qui” se trouve à l’origine de l’initiation (la Vie, le Maître…), ce qui compte c’est que ”ça passe”.
«Le grand yoga ne peut pas être accompli sans me vénérer, même par le yogi qui, errant à travers les trois mondes, est constamment dévoué à la pratique et qui pratique la science obtenue de la bouche de son guru avec son esprit toujours concentré sur khecarī melaka.
Par conséquent, il convient de me vénérer et de pratiquer le yoga de Khecarī avec ma grâce. J’ai enseigné ce yoga, le meilleur de tous les yogas, en raison de ma passion pour toi, Ô grande Déesse. Qu’aimerais-tu entendre de plus ?
Ô Śambhu, qui porte le croissant de lune en diadème et qui peut être réalisé uniquement par une dévotion sincère, puisses-tu être victorieux. Tu as bien décrit le secret et glorieux Khecarīvidyā.»14

J’ai beaucoup de gratitude pour ces initiations à khecarī qui constituent comme un fil conducteur de la sādhana. Il y a bien d’autres expériences yogiques que khecarī que j’ai loisir d’observer s’incarner dans ce corps, mais khecarī est comme le ”dénominateur commun” de ces expériences. C’est une bénédiction de contribuer, à ma petite échelle, à rendre la Tradition vivante, de partager ces initiations, et de partager le Silence Intérieur résultant de l’intégration de ces expériences. En effet je peux observer que les fruits de cette sādhana se diffusent chez d’autre et cela me touche en tant que serviteur, jamais en tant que maître.
Ces expériences sont subjuguantes et cela peut aussi constituer un frein, si on leur donne trop d’intérêt en tant qu’expériences. Ce sont juste des expériences. Associées à ces expériences, des outils, des techniques, comme khecarī, qui restent des techniques. Je pense qu’un yogi ne cherche pas à collectionner les techniques afin d’en faire un inventaire, et il convient de ne pas oublier à quoi servent ces techniques: installer la conscience au dessus du crâne, entrer en dhyāna, et se laisser porter au delà de dhyāna.
Khecarī Devi Ashramam – Igreja Corazaõ de Jesus Christo, Śivaratri 2023
Notes :
1- Ma Anandamayi
2- Satyananda, 1984, Kundalini Tantra.
3- Ramakrishna.
4- Khecarīvidyā , I, 57-64. Traduction en français depuis Mallinson (2007), Routledge.
5- Kaulajnananirmaya.
6- Jacques Vigne, 2013.
7- Yogani, 2004, leçon 108: http://www.aypsite.ch/lecon 108.
8- Satyananda, 1981.
9- Khecarīvidyā , II, 120-130: les cinq ingrédients fondamentaux. Traduction en français depuis Mallinson (2007), Routledge.
10- Khecarīvidyā , 57-64. Traduction en français depuis Mallinson (2007), Routledge.
11- https://nathas.org/en/articles/khecari-as-a-mudra-mantra-and-a-goddess/
12- Vijnana Bhairava Tantra, 69, traduction Lilian Silburn
13- Kiss of the Yogini , David Gordon White, Chicago University Press, 2003
14- Khecarividya, III, 55-70. Prière à khecari et dévotion à Śiva. Traduction en français depuis Mallinson(2007), Routledge.