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La réalisation du Non-agir ou naiṣkarmya

Tout comme dans l’Europe médiévale avec la Bible, les œuvres indiennes renvoient souvent à des œuvres plus connues qui forment un patrimoine commun.

Ainsi la Naiṣkarmyasiddhi « La réalisation de l’absence d’actions » de Sureśvara, un maître du Vedānta, fait allusion à un verset de la Bhagavad-gītā:

asakta-buddhiḥ sarvatra jita-ātmā vigata-spṛihaḥ/

naiṣhkarmya-siddhiṁ paramāṁ sannyāsena adhigacchati//

situé à la fin du texte le plus célèbre de l’Inde (XVIII, 48), on peut le traduire ainsi :

« Celui dont l’intellect n’est pas attaché (aux objets),

qui se maîtrise entièrement, dont les désirs ont disparu,

celui-là va vers la suprême réalisation

de l’absence d’actions ».

Cette expression composée peut s’interpréter de différentes manières. On peut d’abord l’entendre comme désignant une réalisation (siddhi) qui entraîne le renoncement aux actes rituels (karma) entendus au sens large, c’est-à-dire toutes les activités dues par un brahmane pour atteindre la prospérité en cette vie et payer ses dettes envers ses ancêtres.

Or, selon l’enseignement de Śankara, le maître de Sureśvara, la réalisation du Vedānta entraîne nécessairement un tel renoncement aux actes rituels. Celui qui réalise le Vedānta cesse donc ses activités et ne fait que le strict minimum en attendant la mort qui est la délivrance finale.

En sens inverse, le renoncement à ces actes rituels est une condition auxiliaire de cette réalisation. On peut ainsi, avec Vidyāranya, distinguer un renoncement « pour l’éveil » spirituel et un renoncement qui découle de cet éveil.

De plus, on peut aussi comprendre ce verset de la Gītā comme désignant, non pas seulement l’absence d’action, mais l’absence d’objet. En effet, le mot karma, dont est dérivé karmya dans notre composé, peut désigner l’objet d’une phrase, décliné le plus souvent à l’accusatif. La naiṣkarmya-siddhi serait alors la réalisation du fait qu’il n’existe aucun objet, mais seulement le sujet, le Soi qui est l’absolu, le seul et unique être réel.

De son côté, le Tantra semble se démarquer de ce rejet de l’action (kriyā) et de ses objets, bien que la philosophie tantrique de la Reconnaissance (pratyabhijñā) mette elle aussi l’accent sur le sujet, réduisant l’objet à une manifestation du sujet, entièrement dépendante de lui. En effet, selon le Tantra, le Soi est conscience, mais la conscience est activité (kriyā). Le renoncement à l’activité semble donc moins significative, voire absurde.

Pourtant, il existe une tradition du Tantra qui parle de « non-action » ou de « non-agir », c’est la tradition de Kālī (kālī-krama), je veux dire cette tradition ésotérique kaula à l’intérieur du courant tantrique, que l’on doit distinguer du culte populaire de la déesse Kālī. En effet, le maître le plus important de cette tradition se nomme Niskriyā-ānanda-nātha (par ailleurs, notons que cette façon de nommer les initiés s’est ensuite conservée dans les traditions Nātha et Vedānta). Son nom signifie « félicité de la non-action », du non-agir, qui ne dépend pas d’une activité ou qui est au-delà de leur influence. Or, naiṣkarmya est apparenté à niṣkriyā.

Dans un tantra kaula qui décrit ses quatre traditions principales, ce Niṣkriyānanda transmet justement à son disciple Vidyānanda la « connaissance sans action » (niṣkriyā-jñāna) ou « la connaissance qui ne dépend pas de l’activité ». Ce passage de ce tantra est le Cincinimatasārasamuccaya, VII, 186, édité par Mark Dyczkowski. Ce tantra est l’un de ces textes étonnants, tombés dans l’oubli et redécouverts grâce au travail acharné de Markji. Niṣkriya semble apparaître au moins 22 fois dans les textes de la tradition de Kālī qui nous sont parvenus, alors qu’il n’y a qu’une poignée d’occurrences dans les textes du « shivaïsme du Cachemire » (Abhinavagupta, etc.), et encore, certaines sont « négatives », par exemple dans ce verset cité par Abhinavagupta :

na puṃsi na pare tattve śaktau mantraṃ niveśayet /

jaḍatvān niṣkriyatvāc ca na te bhogāpavargadāḥ //

« Il ne faut pas énoncer le Mantra

dans l’individu ni dans le plan suprême,

mais dans la Shakti, car autrement, le (Mantra) ne procure ni pouvoir ni délivrance,

car il est alors inerte et inactif / sans activité . »

(Parātrīśikāvivaraṇa, p. 237)

« Sans activité » est ici synonyme d’inactif et d’impuissant. Pour qu’ils soient puissants, les Mantras doivent être énoncés au plan de la Puissance, Shakti, c’est-à-dire dans l’état de conscience « je suis » (ahaṃbhāva). La conscience est activité. Être niṣkriya, ce n’est donc pas forcément s’approcher de l’éveil de la conscience.

Mais dans la tradition de Kālī (kālī-krama), la conscience est aussi vue comme un espace vide qui résorbe tout ce qu’elle a créé, y-compris les « actions » (kriyā) et les objets (karma), les choses intérieures ou extérieures. En ce sens, elle est donc « libre » des actions. Elle est, de manière générale, décrite comme affranchie des couples de contraires (sarva-dvandva-ātīta/varjita/rahita), dont l’action et l’inaction. Quand niṣkriya est employé dans cette tradition, c’est donc en un sens nettement différent du Vedānta, lequel est aussi très précis dans son vocabulaire. La tradition de Kālī a aussi « sa propre langue » (sva-bhāshā) selon Kṣemarāja, un maître du Cachemire. Cette tradition est considérée, au sein du Tantra, comme la révélation finale, l’enseignement ultime, tout au sommet de la hiérarchie des traditions. A la différence du Vedānta, la tradition de Kālī n’évoque pas une connaissance qui « réfute » définitivement l’action, et donc le monde, mais plutôt une gnose qui engloutit ce monde pour le recréer autrement. Il ne s’agit pas de se délivrer de l’action, mais de réaliser sa source et d’y participer.

Néanmoins et malgré cette différence d’avec le Vedānta, le verset de la Bhagavad-gītā cité plus haut pourrait fort bien s’interpréter dans le sens ésotérique de la tradition de Kālī. En effet, selon cette tradition, Kṛṣṇa, l’enseignant dans la Gītā, n’est autre que Kālī, la conscience entendue comme devenir temporel qui à la fois engendre tout en elle et qui dévore tout. C’est en tous les cas en ce sens que le Kālī-krama comprend la vision cosmique que Kṛṣṇa offre à Arjuna.

Enfin, selon la tradition herméneutique – la tradition d’interprétation des tantras et des traditions de l’Inde – vivante au Cachemire de 800 à 1100, la conscience est niṣkriyā en ce sens qu’elle ne dépend pas des activités grossières, publiques, objectives, perceptibles du point de vue de la troisième personne. Mais elle est bien une activité, elle est activité, elle est ce mouvement universel dont tous les mouvements ne sont que des prolongements.

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