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Le yoga Nidrā : faire du yoga autrement

Illustration par Venkatesan Krishnamoorthy

1. Qu’est-ce que c’est ? Généralités simples

Ce yoga appartiendrait à la voie du yoga tantrique, celui des Nātha-Yogin. Qui sont-ils ? Lilian Silburn nous en fait un portrait dans son ouvrage sur la Kuṇḍalinī :

« Comme ils se désignent eux-mêmes du nom de Śivagotra, les Nāthas sont des Śivaïtes. Pour eux, Śiva, pure conscience, jouit de la quiétude et de l’éternité, tandis que Śakti, son énergie, est à la source du changement ainsi que de l’expérience variée qui s’y attache. Les Nāthas visent à se libérer durant la vie. Les mesures prises en ce but sont simples. (…) Ils insistent uniquement sur une voie directe aussi brève que possible, celle que découvre le mystique en lui-même et jusque dans son propre corps, lieu privilégié de l’expérience, que celle-ci concerne la divinité, l’énergie ou l’univers. »

Si le verbe « appartiendrait » est au conditionnel, c’est qu’il n’existe aucune preuve écrite malgré les affirmations que l’on peut trouver disséminées ici ou là, au gré des écrits, que cette branche du yoga vienne uniquement de cette tradition.

Nidrā, en sanskrit, c’est le sommeil. Le Yoganidrā désigne une pratique de yoga dans un état de sommeil, sachant que celui-ci se divise, au-delà de la veille (Jāgrat), en sommeil avec rêve (Svapna) et en sommeil profond (Suṣupti). Au-delà de ces trois états, on trouve Turīya et Turīyātīta dont je parlerai plus loin.

Est-il possible de faire du yoga en dormant ? Bien sûr, faire du yoga sous-entend que le pratiquant vise l’union du soi avec le Soi dans lequel il se dissout. Une fois cette définition posée, on peut reposer la question et y répondre simplement : un yogi réalisé garde dans le sommeil profond, Suṣupti, un fil de conscience pur ; mais pour le reste des mortels, c’est impossible puisqu’à l’état de veille, ce fil est déjà à créer.

Mais cela n’empêche pas de « s’exercer » à yoga Nidrā : la pratique se fait alors non pas dans le sommeil profond, mais dans un espace entre d’eux, entre veille et sommeil, c’est-à-dire dans cette phase qui est l’endormissement et qu’il faut maintenir tout le temps de la pratique. Il n’est d’ailleurs pas rare que les premiers temps, les pratiquants s’endorment pour de bon… mais ce n’est pas grave car cet entrainement à garder le fil dans l’entre-deux délivrera une immense saveur : Rasa. S’il est un peu attentif, le pratiquant observera que sa pratique s’affine et change sans que pourtant rien ne change, et peut-être découvrira-t-il aussi une vastitude qui l’englobe et le dépasse tout à la fois. Sans doute la qualité de son sommeil deviendra-t-elle plus sattvique, c’est-à-dire que ses nuits seront plus claires, plus lumineuses, moins chargée de tamas, cette force d’inertie qui fait que le matin il est difficile de se « réveiller », ou de rajas qui rend le sommeil agité. Il comprendra également beaucoup mieux toutes les couches qui le composent (corps énergétique et mental et leurs liens avec le corps physique) et peu à peu une métamorphose profonde, intérieure s’opérera un peu à la façon d’un oignon qu’on pèle feuille par feuille.

S’exercer à yoga Nidrā permet donc dans un premier temps, à travers tout un tas de techniques aussi ludiques que variées, de tenter de maintenir le fil de conscience dans l’état de veille, Jāgrat, c’est à dire tout le long du jour, et à emporter ce fil de conscience aussi loin que possible dans l’état du sommeil avec rêves, Svapna. Car avec de l’entraînement, le pratiquant parviendra parfois ou souvent, suivant, à y emporter ce fil de conscience : il saura qu’il rêve et pourra peut-être même se dédoubler pour suivre son rêve ou l’induire dans telle ou telle direction.

Pour éclairer ces propos, voici ce que dit Sri Anirvan :

« Comment conserver cette sensation de soi vivante dans le sommeil ? Le premier effort à tenter est d’entrer consciemment dans le sommeil en restant dans une sensation très subtile de soi, sensation qui persistera bien au-delà de l’état de conscience ordinaire sombrant dans la lourdeur du sommeil pour n’être plus qu’une vibration de vie dont le processus est rigoureusement connu. Au réveil le processus inverse se produit, cette vibration se déroulera pour animer la sensation de soi, longtemps avant le réveil du corps. »

En yoga Nidrā, le centre du cœur, le cakra Anahata, joue un rôle essentiel : c’est un grand carrefour où tout se joue, et c’est par ce centre qu’il est possible de garder le fil de conscience au-delà de l’endormissement. De nombreuses techniques permettent cet entraînement. 

2. Mais peut-être faut-il commencer à expliquer ce qu’est la conscience ?

Ce qu’on pense être la conscience « en général » n’a rien à voir avec les réelles prises de conscience qui existent et s’affinent lors de tout travail spirituel. On pense être conscient et pourtant à aucun moment, on est réellement l’observateur « indifférent » de sa propre vie. Si tel était le cas, malheur et bonheur auraient la même saveur. Pour la plupart des gens, la conscience se résume à être conscient « à travers les sens », pour mieux savourer « l’instant présent ». Ils apprennent donc à se concentrer avec attention sur la vue, le toucher, l’ouïe, le goût, l’odorat. C’est ce qu’ont bien compris tous les ateliers de développement personnel et de pleine conscience, très New Age, qui fleurissent abondamment à travers le monde. 

Mais comble d’ironie, paradoxe suprême, quand on fait du yoga, ces portes qu’ouvrent les sens sur le monde extérieur doivent précisément être refermées pour ensuite disparaître complètement… Sinon, comment le témoin qui veille en chacun de nous, impassible, indifférent au monde, pourrait-il se révéler ? C’est lui qui peut permettre la découverte du Soi. Hatha yoga et yoga Nidrā poursuivent tous deux ce même but, mais avec des moyens différents, on l’aura compris. Ce « spectateur » n’est bien sûr pas le « Je » courant, commun, celui de Descartes, qui utilise le cerveau pour penser « Je suis. »

Pour comprendre qui est ce Je, écoutons Maharshi :

« Il n’y a qu’une seule conscience qui subsiste dans les trois états de veille, de rêve et de sommeil profond. Dans le sommeil profond, il n’y a pas de « je ». La pensée «  je » – et non le Je – s’élève au moment de l’éveil, et alors le monde apparaît. Où était ce « je » pendant le sommeil ? Existait-il ou n’existait-il pas ? Il devait bien exister, mais pas de la façon dont vous le ressentez maintenant. Le « je » de l’état de veille n’est que la pensée « je », alors que celui du sommeil profond est le vrai « je » qui ne cesse pas d’exister. C’est la conscience. Si vous la connaissez, vous verrez qu’elle est au-delà de toute pensée. (…)

« Je » rejette l’illusion du « je » et cependant demeure en tant que « Je ». Tel est le paradoxe de la réalisation du Soi. Ceux qui sont déjà réalisés n’y voient aucune contradiction. Prenez la bhakti. Je m’approche d’Īśvara et je prie afin d’être absorbé en Lui. Je m’abandonne dans la foi et le recueillement ; que reste-t-il après ? A la place du « je » initial, ce qui subsiste après l’abandon total de soi même est Dieu, dans lequel le « je » s’est dissous. C’est la plus haute forme de dévotion (para bhakti ou Prapatti), l’abandon total ou le niveau suprême de Vairāgya.

Vous renoncez à telle ou telle chose qui fait partie de « vos » possessions. Si au lieu de cela, vous renoncez au « je » et au « mien », tout est abandonné d’un seul coup. Le germe de la possessivité a disparu. Le mal est alors écrasé avant même d’avoir pu éclore ; pour parvenir à ce résultat, le non-attachement doit être très fort. La volonté de parvenir doit être comparable à celle d’un homme que l’on maintient sous l’eau et qui s’efforce de revenir à la surface pour survivre. Votre effort est une condition sine qua non. Et il n’est guère besoin d’aide, guru ou iṣṭadevatā, pour le faire ! »

Le yoga Nidrā n’est donc ni de la relaxation, même si celle-ci est un pré-requis indispensable, ni de la sophrologie (même si celle-ci s’est considérablement nourrie de lui pour en faire une technique capable de réduire la souffrance psychologique, ce qui n’est pas le but du yoga) ni du développement personnel.

3. Śavāsana : devenir le cadavre.

Les techniques de Nidrā sont nombreuses et la plupart habituent le pratiquant à entrer en « pré » Nidrā, c’est-à-dire dans cette zone entre-deux, et cela doit devenir naturel et aisé, quelle que soit la posture, la position du corps, ou même en caricaturant un peu, la situation dans la vie : debout, allongé, assis, en méditation, au milieu d’une foule, dans le bruit, dans le métro, chez le dentiste, etc. Des concentrations, souffles, visualisions, mantras, sont proposés dans les techniques d’entrainement comme en Hatha yoga pour s’habituer à glisser rapidement dans l’entre-deux sans que cela prenne trop de temps. Malgré tout, la posture du cadavre, celle dans laquelle le corps devient comme de pierre au point qu’on finit par l’oublier, est sans doute la plus utile. Mais devenir le cadavre, c’est-à-dire parfaitement immobile et dans le non-souffle, et y rester une heure, demande un entraînement progressif et patient qui peut prendre quelques années. 

Pour devenir śavāsana, on trouvera dans bien des livres la fameuse « rotation de conscience », ce qui semble là encore, une bien étrange compréhension du yoga Nidrā : la conscience ne peut pas « tourner » puisqu’elle est au-delà du mental ; il serait plus juste de parler de concentration portée tour à tour sur différentes parties du corps ; cela n’a l’air de rien, mais c’est ainsi qu’on arrive aujourd’hui à parler de méditation de pleine conscience, ce qui, en regard du yoga, ne veut absolument rien dire du tout. 

Une fois l’immobilité du cadavre atteinte et le souffle devenu subtil, voici quelques propositions faites cette fois-ci par Sri Anirvan :

  • « 1) Je peux ressentir une partie du corps, comme la colonne vertébrale, et laisser la sensation vibrante, comme un « toucher subtil », me conduire vers une immobilité encore plus vaste.
  • 2) Ce « retrait des sens » favorise alors une meilleure qualité de concentration sur un support intérieur plus subtil, comme un centre ou un flux d’énergie particulier. Le jeu des membres du yoga ne cherche qu’à suspendre la pensée pour nous ouvrir à l’Inconnu, en conjuguant la plus grande vigilance possible à la relaxation et la tranquillité la plus profonde.
  • 3) En même temps, imaginez que vous êtes Nārāyaṇa couché dans son repos éternel, et laissez se répandre en vous le sentiment que cette visualisation fait surgir. Vous ne reposez pas sur votre lit, mais sur l’Océan infini primordial de lumière ;
  • 4) Sur cet Océan, votre colonne vertébrale flotte, chargée d’électricité.
  • 5) Maintenant, amenez toute votre conscience dans votre cœur ; de là, imaginez qu’elle s’élève en un courant de sensation ineffable jusqu’au centre de la gorge, puis à celui du front et enfin, à travers la couronne de la tête, jusque dans le Vide. Au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche, il n’y a plus que le vide total d’un ciel infini et sans support. De là, la Mère, sous la forme du sommeil yogique, descend dans votre cœur pour remonter ensuite vers le ciel, dans la conscience située au-dessus de la tête. C’est Pratyāhāra et Dhāraṇā. Par cette pratique, il est possible de transformer votre sommeil. » 

4. Yoga Nidrā et méditation : la même chose ?

Les propos de Shri Anirvan nous révèlent que cette pratique a des points communs avec la méditation car méditer n’est pas une action, mais un état qui se produit lors de la bascule dans le vide où tout se suspend, le souffle, la pensée ; une unité s’opère dans laquelle le Soi peut apparaître, c’est-à-dire cette conscience dont nous parle Maharshi un peu plus haut. Etre en méditation ou en Nidrā est au fond la même chose ; la « quête » est la même, même si dans les deux cas, il ne faut rien rechercher, rien faire, juste accueillir. Faire dans le non-faire. Et là encore, ce n’est pas du « lâcher-prise », mais une des voies du yoga où l’acte n’est pas menée par l’individu, mais où l’individu laisse l’acte se dérouler à travers lui. 

Il est possible à toute personne qui est en méditation de basculer même fugitivement dans une sorte de vide qui s’apparente au sommeil profond. Les choses se dérouleront auparavant comme avant d’entrer dans le sommeil : le mental se déconstruit, sorte d’entrée en Svapna mais consciemment, puis le vide est là.

Si cet état apparaît, il est alors possible de s’allonger en śavāsana en maintenant cet état pour tenter de sombrer dans le sommeil profond en gardant le fil de conscience.

Il est même ensuite possible de se remettre en assise et de continuer la méditation qui finalement, ne s’est jamais interrompue, c’est juste la position du corps qui a changé. Les cycles s’effectuant sur au moins un (le ghaṭikā est un pot à eau pour mesurer le temps, sorte de clepsydre dont la durée est d’environ 23 minutes.)

Quand bien même la conscience vacillerait, comme la flamme d’une bougie, cet entrainement laisse des empreintes extrêmement profondes tout au long de la journée et également dans le sommeil. 

Sans même atteindre « l’éveil », l’état quatrième Turīya, qui permet à la conscience de s’unir au Soi, ou cinquième,Turīyātīta, dans lequel celle-ci reste en union perpétuelle avec le Soi même si le yogi n’est plus en méditation et quoi qu’il fasse au quotidien, le pratiquant accueille ponctuellement une vibration qui peut changer sa vie pour toujours.

Car il découvre, sans doute, qu’il est comme un personnage d’une lanterne magique, projeté dans le grand théâtre d’ombres de l’univers, mais il ne s’identifie plus à l’image, démultipliée à l’infini par les milliards d’individus qui peuplent la Terre, mais il réalise qu’il est la Lumière qui projette l’image.

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