Aller au contenu

Tissage d’énergies divines

Pour comprendre les divers groupes de divinités tels que les mātṝkās, yoginīs, ḍākinīs, yakṣīs, etc. il est nécessaire d’analyser l’évolution des multiples courants spirituels du grand territoire de l’Inde et de ses voisins.

Les premières divinités répertoriées arrivent avec l’avènement des Védas. Ces vastes compendiums, dont les dates et lieux d’origine varient d’un historien à l’autre–sont issus d’une tradition orale qui s’est développée entre les années 3000 et 1000 av. J.-C. Sa langue était le sanskrit qui conservait son caractère sacré dans les inflexions de la voix, des tonalités qui se sont logiquement perdues avec l’écriture. Les Védas sont des versets d’une beauté sonore singulière qui suivent des métriques strictes et une grammaire pointue.

Les versets des Védas sont dédiés à plusieurs divinités d’origine animiste: Indra, le roi des dieux était associé à la pluie et aux tempêtes; Vāyu avec le vent; Agni avec le feu; Rudra avec le tonnerre; Soma avec l’énergie raffinée émanant de la lune, etc.

Bien que ces éléments apparaissent comme des forces viriles, nous trouvons également dans les plus anciens versets des Védas des divinités féminines comme Aditi, mère de l’humanité ou Vāk (vāc), la voix créatrice en tant que vibration primordiale d’où émane tout ce qui existe. Il n’y a pas si longtemps la métrique du mantra Gāyatrī a été personnifiée par la déesse Gāyatrī. 

Au fil des siècles, la tradition brahmanique issue de la tradition védique a concentré sa dévotion aux entités masculines et les déesses des traditions populaires ont été mariées à ces dieux.

Entre le IXe et le VIav. J.-C. de nouveaux penseurs réformistes comme Mahāvīra et Bouddha sont apparus. Il existe d’innombrables théories et les chronologies varient (les académiciens étant en désaccord) mais l’important est que les courants religieux (brahmanique, jaïn et bouddhiste) étaient exclusifs et créés pour les castes supérieures : les brahmanes (prêtres), les guerriers-rois et les marchands. Ces castes ont généralement exclu les femmes en tant qu’individus qui cherchaient une voie spirituelle à leur goût. Pendant des siècles, la femme apparaît dans les textes comme une créature ‘domestiquée’ qui peut uniquement s’épanouir en devenant une épouse exemplaire, soumise à son mari. 

Tout au long des siècles les idées religieuses ont évolué, influencées par les circonstances politiques et sociales du brahmanisme pour devenir ce que nous appelons aujourd’hui : l’hindouisme.

En parallèle, depuis des temps immémoriaux dans les vallées de l’Indus, de la Yamuna ou du Gange et sur le plateau du Décan, les tribus qui travaillaient la terre, la vénéraient en en tant que mère. Pendant des siècles un grand nombre de ces divinités féminines sont restées sous-jacentes représentées par des pierres souvent amorphes, jusqu’à ce qu’elles se révèlent sculpturalement à partir des premiers siècles de notre ère. Ces énergies de transformation qui ont imprégné toutes les religions de l’Inde pré-musulmane appartiennent à ce que nous appelons le tantra. Ce courant spirituel a été répudié au long des âges. Malgré ceci il a influencé tous les autres chemins spirituels. Une inscription du Vème siècle apr. J-C parle de la construction d’un temple des mères, extrêmement périlleux, remplie de ḍākinīs qui font les océans tumultueux par des vents puissants issus du tantra. 

…mātṝṇāṃ…veśmātyugraṃ ḍākinīsaṃprakīrṇ- ṇam …tantrodbhūtaprabalapavanodvarttitāmbhonidhīnām.

Deux dākinis, Mongolia.

Autour du VIème siècle apr. J-C, il semblerait que le terme ḍākinīs a été utilisé dans les textes tantriques comme synonyme de yoginī. Plus tard IXème-Xème siècle apr. J-C les yoginīs sont mentionnées dans leur configurations de soixante-quatre (surtout dans les textes tantriques). Dès lors qu’elles présentent des personnalités précises avec des attributs et des véhicules, elles ont commencé à apparaître dans les sculptures des temples en groupes de soixante-quatre mais aussi de quarante-deux (temple de Dudhai) ou quatre-vingt-un (temple de Bheraghat). C’est à ce moment qu’elles reprennent les caractéristiques des anciennes mātṝkās et adoptent des têtes d’animaux. Peut-être aussi influencés par les hordes des gaṇas (accompagnants de Śiva, dont Gaṇeśa avec sa tête d’éléphant). Le thériomorphisme se trouve aussi chez les groupes de ḍākinīs dans l’imagerie bouddhique. Il se peut aussi que les déesses tribales qui ont rejoint les groupes de yoginīs avaient aussi une fonction chamanique.

Trois yoginīs avec la tête d’ animaux, temple de Ranipur Jharial.

Quelques yoginīs héritent aussi des mātṝkās des caractéristiques terrifiantes de ravisseuses, ce qui dans la mythologie leur donne le titre de dévoreuses des hommes. 

Au cours de mes voyages à travers l’Inde, je n’ai pas vu d’anciens temples dédiés uniquement aux mātṝkās, je ne saurais donc dire à quoi ils ressemblaient. Cependant, le nombre de sculptures (aujourd’hui dans des musées) démontre qu’elles étaient très appréciées, de plus, la grande taille de certaines d’entre elles indique que ces sculptures ont dû résider dans des temples construits spécialement pour elles.

Colossales sculptures de Vārāhī et Cāmuṇḍa, musée à Rajpur (Odisha).

Les temples de yoginīs sont hypèthres, à ciel ouvert, sobres dans leurs murs de pierre extérieurs qui forment des structures rondes ou rectangulaires. Les sculptures de yoginīs longent la façade intérieure. Au centre de l’enceinte on trouve fréquemment une figure du dieu Shiva-Bhairava. Cette disposition est contraire à celle des temples traditionnels qui sont généralement très décorés à l’extérieur et qui à l’intérieur, au sanctus sanctorum, abritent seulement un nombre restreint de divinités.

Temple de yoginīs de Ranipur Jharial. Śiva (Gajāsurasṃhāra) est dans un hôtel central entouré des yoginīs. Ce temple se trouve dans une région lointaine dans l’Odisha et pour protéger les sculptures de yoginīs, elles se trouvent maintenant derrière des barreaux.

Dans plusiers textes les yoginīs apparaissent comme les huit fois huit (soixante-quatre), la multiplication de huit mātṝkās par huit caractéristiques. Malgré ceci, le groupe des mātṝkās le plus connu est de sept et elles auraient été vénéré depuis le Vème siècle apr. J-C dans des grottes comme celle d’Udayagiri et Badoh-Pathari et plus tard à Aihole, Ajanta et Elephanta. Dans les régions du Golfe de Bengale et du sud de l’Inde les Saptamātṝkās étaient et sont encore vénérées comme on peut le constater par les linteaux des temples ou dans les ailes latérales des temples traditionnels. Dans les deux cas, les mātṝkās sont fréquemment associées aux planètes. 

Linteau d’un temple en Madhya Pradesh.
À droite les planètes et à gauche les mātṝkās précédées par Śiva qui joue la vīṇā.
En bas, probablement Garuḍa (le véhicule de Viṣṇu) et des gandharvas. Ce temple peut être était dédié à Viṣṇu car aussi on reconnait à gauche Vārāha et à droite Narasiṃha (deux avatars de Viṣṇu) .

Les différentes énergies traduites en imagerie littéraire ou sculpturale brouillent souvent les pistes car elles partagent des attributs similaires.

Comme nous l’avons déjà dit, la vénération des déesses existe depuis toujours et bien qu’elles aient évolué dans un monde masculin (humain et spirituel) elles ne pouvaient pas être supprimées du panorama religieux. Elles sont nées de la vénération des rivières, des montagnes, des plantes et de la terre dans les temps archaïques et dans les zones tribales.Influencées par le contrôle patriarcal des croyances de nombreuses déesses ont été acceptées, mais en tant qu’épouses de dieux. Même les mātṝkās ont été identifiés comme la contrepartie des dieux. (Brahma pour Brahmāṇī, Skanda pour Kaumarī, Vārāha pour Vārāhī, etc. ). 

Śiva, a été doté de lettres de noblesse en étant identifié dans les Védas à Rudra (le dieu du tonnerre), mais il est probablement aussi né des croyances tribales autour du Ier siècle apr. J-C. Fort de son origine populaire Śiva est aussi devenu le dieu qui accepte dans son entourage les énergies déesses marginalisées.

Apsaras du Bayon, Cambodge (quelques académiciens disent qu’elles sont de yoginīs).

Pour nommer quelques-uns des groupes  qui ne sont pas considérées des déesses à part entière : 

  1. Apsaras : Créatures d’extrême beauté. Nymphes célestes. Elles apparaissent déjà dans le Rig Véda et dans le Mahabharata. Elles embellisent les temples en Inde. On voit des sculptures d’apsaras belles et coquettes dans les murs des temples à Khajuraho appartenant aux deux sectes primordiales (Vishnouisme et Shivaïsme) et à la religion Jain. Les apsaras sont aussi très présentes dans les mur des temples Hoysala et aussi au Cambodge.
  2. Bhūcarīs : Entités qui bougent sur la terre, elles sont associées aux khecarīs qui bougent dans les cieux. Elles sont nommées dans les textes tantriques. 
  3. Ḍākinīs : Énergies mystiques, similaires à celle des yoginīs. Comme ces dernières, elles possèdent des pouvoirs (siddhis). Il y a une fluidité indéfinie entre les ḍākinīs mondaines (femmes) et les ḍākinīs célestes. 
  4. Gandharvīs : Divinités védiques de l’eau et de l’air. Des êtres brillants d’où émanent des essences, des parfums et des notes célestes.
  5. Khecarīs : habitent l’Himmapan, la forêt mythique qui entoure la base du Mont Meru considéré comme l’axe du monde. Elles sont connues par leur pouvoirs de voler.
  6. Kiṃnarīs : (Sanskrit) en Pali : Kinnarīs. Créatures divines qui ont le haut d’une femme et le bas d’une jument ou d’un cygne, cette dernière combinaison se trouve surtout dans les temples du sud-est asiatique.
  7. Lākinīs : Autres énergies nommées dans les tantras.
  8. Mātṝkās : Les mères. Groupe de déesses devenues protectrices. Le groupe plus connu se conforme de sept déesses (saptamātṝkās): Brahmāṇī, Maheśvarī, Kaumarī, Vaiṣṇavī, Vārāhī, Indrāṇī, Cāmuṇḍa. Dans les textes tantriques on parle de huit mātṝkās en additionnant Mahālakṣmī, Yogeśvari ou Bhairavī. Ils existent d’autres configurations de neuf mātṝkās et même de dix qui sont associés aux dix points cardinaux, les Daśa Dikpāla (N-NE-E-SE-S-SO-NO-Zénith et Nadir). Aussi les lettres de l’alphabet sanskrit sont des mātṝkās et certains textes parlent des mātṝkās comme la source du son générateur (elles sont les mères du son, artisans des mots, c.-à-d. les créatrices des pensées-vibrations qui engendrent des pouvoirs appelés siddhis).
  9. Rākṣasīs : Des êtres surnaturels qui ont le pouvoir de changer d’apparence à volonté. Ils ont été créés par Brahma à partir de son souffle pendant qu’il dormait. Les rākṣasas et rākṣasīs ont tendance à créer des ennuis.
  1. Yakṣīs : Êtres féeriques, ésotériques, esprits puissants et bienveillants de la forêt, qui sont considérées comme les gardiennes des trésors. Dans la mythologie bouddhique il existe plusieurs histoires de yakṣīs qui protègent des manuscrits dans des parages lointains des hautes montagnes du Karakorum (au Pakistan actuel). 
  2. Yoginīs : Groupe de déesses ; forces conductrices de l’énergie divine (kula). Les groupes de yoginīs, dont le nombre varie, étaient placées sur des diagrammes pour stimuler le flux d’énergie (temples de formes circulaires ou rectangulaires). Le groupe le plus connu dans les tantras et autres textes anciens est celui des soixante-quatre yoginīs mais on a trouvé des temples avec d’autres nombres magiques. Sculpturalement ce qui différencie une yoginī d’une autre déesse c’est l’appartenance à un groupe. Les noms et caractéristiques de chaque divinité varient d’un groupe à l’autre. Les yoginīs sont la force vibratoire du macrocosme (l’univers) et du microcosme (notre corps). Elles apparaissent comme la personnification de la connaissance des siddhis (techniques qui stimulent des pouvoirs extraordinaires). Dans le traité du Kaulajñānanirṇaya, les yoginīs sont également des femmes (enseignantes) qui ont atteint un haut degré d’évolution et qui doivent donc être vénérées.

Cette carte schématique montre le centre et le sud de l’Inde. La plupart des temples et des sculptures ont été trouvés dans la région qui est maintenant le Madhya Pradesh, l’Uttar Pradesh et l’Odisha au centre-est du pays. De nombreuses légendes associent les yoginīs à la région autour du golfe du Bengale.

Dans l’ Inde centrale (ce qui est aujourd’hui le sud de l’Uttar Pradesh et du Madhya Pradesh) on trouve encore des nombreuse sculptures et plusieurs temples de yoginīs.

I. Centre spirituel de Khajuraho fondé par les rois de la dynastie Chandela qui régnèrent sur l’Inde centrale entre le IXèmeet le XIème siècle. À Khajuraho se trouve l’un des plus anciens temples de yoginīs, de forme rectangulaire (probablement construit à la fin du IXème siècle).

II. Rishiyan et Lokhari au sud de la rivière Yamuna. (Zone gouvernée par la dynastie des rois Chandela). De nombreuses sculptures de yoginīs ont été trouvées sur ces deux sites.

III. Près de Gwalior se trouve le magnifique temple de Mitauli et non loin de là, à Naresar, de nombreuses sculptures de yoginīs ont été retrouvées. (Cette région appartenait aussi au domaine de la dynastie Chandela).

IV. Bahdoh et Dudhai (non loin d’Orchha). C’étaient aussi des régions sous la dynastie Chandela. À Bahdoh, plusieurs sculptures de yoginīs ont été trouvées et il semble qu’un temple traditionnel ait été construit au-dessus de la structure d’origine. Alors qu’à Dudhai il y a toujours le temple rond, mais au lieu de 64 niches il en a 42.

V. Hinglajgarh : À cet endroit, ils ont trouvé de nombreuses sculptures de yoginīs, ce qui indique qu’il y avait un temple qui leur était dédié. Il a probablement également été construit sous les auspices des rois Chandela ou ses seigneurs féodaux.

VI. Bheraghat : Construit par la dynastie Kalachuri-Chedi qui étaient de grands ennemis des Chandela. Ils étaient également des dévots des yoginīs. Le temple Bheraghat (Bedaghat) sur les rives de la rivière Narmada abrite 81 yoginīs de grande taille. Le style des sculptures indique qu’il a été construit autour du XIème siècle.

VII. Shahdol : Dans la région de la dynastie Kalachuri-Chedi. De nombreuses sculptures de yoginīs debout et assis ont été trouvées, suggérant qu’il y avait au moins deux temples. Les sculptures sont très élaborées (typiquement le style du XIème siècle.)

VIII. Amarkantak : Lieu où naît la rivière Narmada. Il semble que dans les temps anciens c’était un centre tantrique important.

VIII. Odisha (Orissa) : On sait que dans cette région la déesse est vénérée depuis l’Antiquité. Il n’est pas surprenant qu’on ait retrouvé deux très beaux temples construits à la fin du IXème ou au début du Xème siècle. Deux temples abritent encore des yoginīs in situ: Ranipur Jharial et Hirapur

IX. Kanchipuram : Dans ce qui est maintenant l’état du Tamil Nadu. Il ne reste aucun vestige du temple mais de nombreuses sculptures de yoginīs (à taille humaine) ont été retrouvées. (Xème siècle)

La zone nord de l’Inde (non représentée sur la carte schématique) dans ce qui est aujourd’hui le Jammu-et-Cachemire, l’Himachal Pradesh, l’Uttarakhan et la région du Nord-Est ( l’Assam, Arunachal Pradesh, Manipur, Meghalaya, Nagaland, Tripura, Mizoram et Sikkim) ont été fortement influencé par le tantra ainsi que les pays voisins : Bangladesh, Pakistan, Népal, Tibet et même Birmanie(Myanmar).

Étiquettes:
error

Vous aimez cet article? Partagez-le!