Connaissance : relation entière – jñāna
L’enseignement de yoga valorise la connaissance et elle en est le but. Connaître, jña en sanskrit est la relation entière à… une chose, un être, un événement, un phénomène manifesté ou pas, une idée pourquoi pas ? Ainsi jñāna est connaissance, relation certainement idéalisée comme dans la tradition chrétienne qui la nomme Amour. Jñāna est l’idée de connaissance, son aspect général et absolu.
L’enseignement de yoga déploie au travers du sanskrit un vocabulaire très phénoménologique et précis pour désigner, comme on montre du doigt, une série de faits qui sans être nommés échapperaient à notre entendement. Il y a des actes subtils, inconscients, mais qui existent bel et bien, qui ont besoin d’un nom pour être vus, entendus, apprivoisés, intégrés, connus.
Ainsi les sages ont songé à nommer samādhi, l’état connaissant à l’instant où il se produit. Parce que la chose qui advient dans notre champ mental est connue lors d’un moment fugace. Si toutefois la chose est connue, la plupart des fois elle ne l’est pas. La plupart des fois la chose, l’être, l’événement, le phénomène qui advient, si toutefois il entre dans le champ de nos perceptions, est élucubré. Oui chacun élucubre, hallucine le réel selon son intérêt et les mémoires dont il est fait. Ce n’est pas grave, c’est le fonctionnement habituel de l’humain.
Ignorance : ne-pas-voir – avidyā
Un exemple frappant de cette ignorance lorsqu’elle guide heureusement nos pas. En fin d’été j’aime cueillir les mûres, j’en dévore souvent plus que je n’en mets dans le panier. Ces fruits sont excellents pour la santé et j’aime en manger, crus, sans la moindre préparation, un vrai bonheur ! J’ai la mémoire ancestrale d’une part et éprouvée d’autre part, du bienfait de manger des mûres. Sur ce modèle de mémoire associée au sentiment d’attrait, à vouloir réitérer une expérience bienfaisante, je sais quoi manger. De la même façon je sais grâce aux mémoires, quoi ne pas manger en suivant le sentiment d’aversion, à ne pas vouloir réitérer une expérience douloureuse pour notre espèce ou moi-même. Je n’essaie même pas de manger les fruits du lierre, ni l’écorce du chêne, ni mon ordinateur. C’est l’exemple typique de conditionnement vertueux et même vital. Grâce à cette mécanique du vivant qui œuvre en moi, je peux sans même y penser conduire une voiture, travailler, payer mes impôts et faire bien des choses.
Un exemple frappant de cette ignorance devenant élucubration lorsqu’elle guide malheureusement nos pas:considérez sans trop vous y attarder comment on en vient à se nourrir de glace à la fraise à la place des mûres, de sucre industriel à la place de leur divin fructose et en pizza à la place de végétal riche en sels minéraux. Comment l’artificiel remplace le naturel par jeu des similitudes, conditionnement, impression d’attrait et d’aversion. Je vous laisse méditer le champ immense qui s’ouvre là et comment s’organisent les mémoires et les sentiments vis à vis des objets du monde. Il est certain que la dévoration de glace à la fraise ou même de mûre ne nous fait pas les connaître, l’acte de manger est heureusement composé d’automatismes. Faire l’expérience de la connaissance est toute autre, elle est liée au désir d’être avec et de connaître.
Que diriez-vous de vivre avec les mûres ?
Samādhi : état connaissant
Vivre avec un groupe de ronces, dormir à leur pied, voir où elles choisissent de se mettre, se laisser pénétrer de leur odeur, ressentir le comportement de leurs racines, entrer au cœur des petites fleurs blanches à cinq pétales et plus encore. S’abandonner là parmi elles, jour après jour et sans même s’en rendre compte, toutes les ronces et leurs mûres seront connues. La pratique, la présence répétée et sans attente aura porté fruit, l’essence de la plante, son esprit sera devenu familier, il aura été apprivoisé. Samādhi a eu lieu sans tambour ni trompette, sans extase ni enstase ni orgasme. Mais à y bien regarder peut-être la douce présence de la joie se fait encore sentir et même se rappelle à la simple évocation des ronces et des mûres.
Samādhi est l’état connaissant, l’instant d’un claquement de doigt, alors qu’enfin la ronce et moi étions ensemble en un lieu unique. J’étais de son exacte couleur, le yoga était total, toutes les expériences, les mémoires associées à la ronce furent absorbées, résorbées en connaissance d’un seul tenant, clac !
Samāpatti : mode d’être de samādhi
Samādhi est le nom de l’état connaissant au moment où, clac tout se résorbe en connaissance. Samāpatti est le nom de ce qui permet l’apparition de l’état connaissant, samāpatti est précédant, c’est dans l’instant d’avant. Voici comment le Yogasūtra en donne une première définition :
YS I.41 kṣīṇavṛtter abhijātasyeva maṇer grahītṛgrahaṇagrāhyeṣu tatsthatadañjanatā samāpattiḥ
[Pour l’humain] aux cycles d’ignorance affaiblis, tel un cristal transparent, prendre la couleur de ce sur quoi il repose – qu’il s’agisse du connaisseur, de la connaissance ou de l’objet à connaître – c’est samāpatti.
Le sūtra décrit, au sein d’un développement que je vous ai trivialement exposé, une forme de l’être entier totalement dévoué à l’écoute. D’abord tout préjugé, lié au passé, aux mémoires serait abandonné, les cittavrtti affaiblies. L’être entièrement à l’écoute se laisserait colorer par son objet désiré, un lieu et une couleur seraient communs le temps de cet instant, c’est samāpatti, c’est samādhi !
Une précision est donnée par l’image du cristal, la forme de cet humain ne change pas, il est transparent, il se laisse colorer mais il ne se laisse pas déformer par la rencontre. Une précision très importante, la folie guette celui qui prendrait toute forme, même sans usage de soma, de plante sacrée. En conservant sa structure d’humain aussi fermement établie que celle du cristal, je (moi, l’égo) va pouvoir se laisser colorer de toutes les couleurs du monde sans risque de se dissoudre, d’exploser ou d’imploser, c’est très important pour la suite. Et il y a là une source d’inspiration pour reconnaître les instructions les plus justes de la pratique de méditation.
Une autre précision est donnée à propos de l’objet de désir qui serait simple objet (être, événement, phénomène manifesté ou pas, idée) mais qui pourrait être la connaissance elle-même, moi le connaisseur ou le connaisseur en mon cœur, l’absolu voyant !
Voici trivialement exposée la suite de l’enseignement à propos de samāpatti et de samādhi jusqu’à la fin du livre I du Yogasūtra : Riche de la connaissance des mûres et des ronces, le corps et le cœur portés par la joie de ces alliances nouvelles, je désire connaître encore. Connaître encore la joie ressentie avec la ronce, connaître encore verger, prairie et forêt. Peut-être pourrais-je emprunter le même chemin d’expérience, de discernement progressif qui m’a permis d’approcher la ronce ? Pourquoi pas apprivoiser ainsi la framboise, la cerise et la pomme ? Elles se ressemblent tellement au fond avec leurs petites fleurs blanches à cinq pétales, leurs racines qui flirtent en terre de la même énergie. À désirer vivre ainsi, c’est aussi les oiseaux et le cycle des saisons et du ciel étoilé qui sera connu de plus en plus facilement à force de ne rien désirer d’autre que la joie d’être avec, en pleine relation aux êtres. Et au-delà, la connaissance elle-même s’apprivoise à force de connaissance, elle devient de plus en plus directe, la rencontre est de plus en plus rapide. Alors l’arrivée d’un animal migrateur est intégrée sans plus demander de preuve aux sens. Et chacun serait même vu à neuf avec son nouveau contexte.
C’est ainsi que le chemin de connaissance se dessine d’expérience en expérience.
Samāpatti revient au livre II Sādhana pāda, celui de la pratique envisagée comme chemin, alors que le livre I Samādhi pāda exposait simplement l’idée de connaissance en acte. Le livre II montre d’abord comment se trouver à la bonne place plutôt que frustré de vouloir devenir ce que l’on n’est pas. Le fruit de cette démarche de vérité est une assise (āsana) vue au sens propre comme au sens figuré :
YS II.46 sthirasukham āsanam
Sthira-sukham l’assise
STHĀ : se tenir, se dresser – sthitau : stable
sukha : fidèle à la course stellaire, selon la « cohérence cosmique » (dharma)
YS II.47 prayatnaśaithilyānantasamāpattibhyām
par relâche de l’effort et infinie samāpatti ;
YS II.48 tato dvandvānabhighātaḥ
de là, la non-destruction par les dvandva (couples d’opposés).
Ainsi l’assise parfaite est permise par relâche de l’effort et infinie samāpatti, certainement selon la qualité d’engagement au sein du monde de notre jardinier philosophe. Je vous incite à ne pas lire trop vite cet article très court à dessein, mais à plutôt en méditer les aspects, notamment les mots essentiels qui ne sont pas traduits. Samāpatti n’est pas traduit mais il est montré, sukha n’est pas traduit non plus, kha est le firmament, le ciel et ses étoiles qui n’ont de stable qu’un mouvement parfaitement et subtilement cyclique. S’asseoir c’est se stabiliser en alignant ses propres cycles (vrtti) au cycle cosmique, le cycle des saisons, le cycle respiratoire par exemple. L’assise parfaite et samāpatti ne font qu’un !
jña : connaître
jñāna : connaissance
prajña : connaissance en acte
vijñāna : connaissance-discernement
samādhi : sam-ā-DHĀ (sam : ensemble – ā : intensément – DHĀ : poser, placer) DHĀ est la racine qui forme aussi le mot dharma !
samāpatti : sam-ā-PAD (sam : ensemble – ā : intensément – PAD : aller)
rāga : attrait – dveṣa : aversion
vairāgya : détachement du fruit de l’acte
avidyā : Ne-pas-voir dans le sens de ne pas connaître, exactement comme le « i-gnose » de ignorance en français.