Cette question peut paraître saugrenue voire ridicule, et pourtant, en regardant froidement le nombre de pratiquantes à travers le monde, on peut légitimement se la poser. D’après le site statista qui fait du référencement de données statistiques, il y a en France en 2023, 21 % de femmes qui pratiquent le yoga contre 5 % d’hommes, soit 4 fois plus. Pourquoi la pratique du yoga attire-t-elle plus les femmes que les hommes ? Le yoga est-il plus pratiqué par les hommes en Inde ? Y a-t-il un yoga féminin, un yoga masculin ? Quelle est la place des femmes dans l’histoire du yoga ?
Remontons à la source pour voir comment est né le yoga et comment il est devenu dans pas mal de cas une discipline de développement personnel pour les femmes.
Tout d’abord, lorsque je dis yoga, j’entends par là haṭhayoga, la discipline couramment pratiquée en occident ou du moins ses variantes et déclinaisons.
Hatha signifie, selon la plupart des traducteurs de sanskrit, l’effort violent, on pourrait dire ardent, fervent. En tout cas, il y a cette notion de volonté, d’effort et de discipline. Et à priori, aussi bien les femmes que les hommes peuvent développer ces qualités.
Le haṭhayoga est un terme sanskrit utilisé dans les textes indiens depuis environ le XIIe siècle, mais la transmission orale est elle beaucoup plus ancienne. Et l’on sait que dans l’Inde médiévale, la place de la femme s’est largement détériorée avec certaines coutumes comme le suicide rituel (femme veuve), le mariage forcé, l’interdiction de se remarier. Et la place de la femme dans la vie spirituelle n’a été qu’au prix de personnalités hors du commun ayant pu s’extraire de leur condition.
Le haṭhayoga issu de la communauté des nāth s’est construit dans un contexte où plusieurs chercheurs, pratiquants, philosophes, médecins et érudits ont créé au fil des siècles une discipline utilisant le corps comme vecteur spirituel. Et forcément, si la place de la femme était déjà limitée socialement, son rôle a été étouffé par la domination masculine propre à l’époque. De plus, la notion d’effort et de persévérance était surtout associée à l’effort et à la démonstration physique au sens musculaire du terme. Certes, les textes font une place aux femmes, comme dans la Haṭhayogapradīpikā (petite lumière sur le haṭhayoga), mais c’est souvent du point de vue des hommes. Par exemple, chapitre I, page 62 : « Dès le début de la pratique du yoga, il faut s’abstenir d’utiliser ou de manipuler du feu, de fréquenter les femmes et d’entreprendre les voyages ».
L’image du yogi renonçant est souvent masculine et elle nous évoque des sādhus barbus aux longues nattes, mais peu d’images de renonçante ou même de nom de yoginī (pratiquante femme) connus nous viennent spontanément. Souvent, c’est plutôt l’image associée à la maternité, à l’amour infini qui est associée à la culture hindoue. D’ailleurs, le créateur historique du haṭhayoga est un homme : Gorakṣa.
Mais si l’approche tantrique (le corps comme analogie du cosmos) est aussi le fruit de son époque, elle a tout de même permis une ouverture sur la pratique des femmes. Le haṭhayoga considère que nous sommes une analogie du cosmos et qu’il y a en nous des polarités, notamment féminines et masculines, et que, par conséquent, on peut associer certaines modalités du masculin et du féminin à tous les individus. Il y a donc du féminin et du masculin en chacun d’entre nous, et c’est l’union des polarités qui permettra de remonter à la source de la conscience énergétique.
À partir de là, la pratique s’ouvre un peu aux femmes et apparaissent alors certaines yoginī comme Lalla. Avant, la femme pouvait atteindre la libération en aidant son mari à atteindre lui-même la libération. Seules les femmes âgées pouvaient prétendre au renoncement, mais c’était le plus souvent pour être mis au ban de la société.
Lalla est né vers 1320 d’une famille de Brahmanes cultivés. Elle fut obligée de se marier à un homme de 11 ans son aîné. Initié très tôt aux enseignements du shivaïsme du Cachemire, elle part, à la mort de son mari, nue, « vêtue d’espace », danser sur les chemins du Cachemire, rejetant toutes les conventions.
Voici un extrait de ces poèmes :
« Le tantra disparu, reste alors le mantra ».
Le mantra disparu, reste alors la pensée,
La pensée disparut, alors, plus rien, nulle participante dans le vide. Un vide s’est absorbé. »
(Les dits de Lalla, Yoga : l’encyclopédie).
Lalla reste une exception dans un univers quasi uniquement masculin, mais c’est peut-être là l’origine d’une pratique féminine.
Aujourd’hui, nous avons tous en tête des personnalités masculines des 2 derniers siècles (Vivekanandha, Ramakrishna, Yogananda, Iyengar, Krishnamacharya…).
Mais une autre personnalité singulière va émerger. Elle naît en 1896 dans une famille de vishnouïtes fervents. Sa mère écrivait des poèmes mystiques et composait de la musique et son père avait été un ascète avant de fonder une famille. Mariée à 12 ans à Bholanāth , elle manifeste des expériences mystiques. Son mari devient dès lors le premier disciple de sa femme.
De 1918 à 1923, elle décide de « jouer le rôle d’une ascète ».
Mā Anandamayi contribue à ouvrir sur l’image d’ascète femme tout en utilisant des qualités plus «féminines », moins « brutales » et tournées vers un amour inconditionnel.
Dans son livre Voyage vers l’immortalité, Atmananda cite le dialogue suivant :
« Question : Est-il juste de considérer que vous êtes Dieu ?
Mā Ananda Mayi : Dieu seul existe ; chaque chose et chaque être n’est qu’une forme de Dieu . « Il est venu donner le darshan également sous votre apparence. »
Aujourd’hui, nous pouvons citer Amma qui célèbre régulièrement le darshan « la vision du divin » à travers le monde.
Je ne suis pas historien ni sociologue et il faudrait un livre entier pour documenter la pratique des femmes dans l’histoire du Yoga, mais ces exemples nous donnent un aperçu de la figure quasi inexistante de l’ascète femme.
Alors comment en est-on arrivé à cette pratique moderne en grande partie féminine ?
J’enseigne depuis 15 ans et dans mes cours, il y a environ 20 % d’hommes et ce chiffre reste constant au fil des ans, malgré le boom du yoga ces dernières années. Il me semble qu’il y a un peu plus d’hommes dans les courants modernes et plus physiques du haṭhayoga. Les hommes semblent rechercher une pratique plus dans le « paraître » et plus athlétique, comme si s’asseoir en méditation n’était pas assez spectaculaire. Pourtant, au départ, le yoga est une voie héroïque qui demande du courage, une voie d’introspection sans concession qui demande parfois de méditer des heures sans bouger. Or c’est d’abord la valeur masculine du héros et notamment du guerrier qui demandait au pratiquant des qualités de détermination et d’abnégation sans concessions. Cette figure était présente dans l’image du guerrier Arjuna, par exemple dans la Bhagavadgītā qui doit faire face à l’aide de Krishna (encore une figure masculine) à ses démons. Les premiers yogi étaient des hommes forts, au sens courageux et capables de s’élever. La virilité dans le sens premier du terme, c’est-à-dire se tenir droit. D’ailleurs, en sanskrit vīra, l’étymologie de virilité signifie «héros, fort ».
Je ne crois pas que les hommes modernes soient forcément lâches, mais pour différentes raisons, ils pensent que le courage est ailleurs. C’est sans doute un héritage judéo-chrétien de la figure paternelle, un héritage de notre part préhistorique de cueilleurs-chasseurs qui doit lutter pour survivre et où les muscles sont importants, puis l’héritage d’une société qui façonne des êtres avec des représentations. L’homme doit être fort et ne pas se plaindre, être un héros de conte qui sauve une princesse, un individu qui ne montre pas sa souffrance, peut-être aussi que les guerres sont passées par là, sans oublier la biologie avec la testostérone qui produit une attitude différente dans le corps et la façon d’être.
Il y a aussi le capitalisme et la publicité qui ont vu la femme et le yoga comme un produit que l’on vend, une discipline à la mode qui permet au culte de l’individu parfait de prospérer. Une femme souple, jeune, jolie, mère parfaite, zen et qui fait du yoga comme on vendait à l’époque des cafetières à la ménagère de 50 ans…
Heureusement, pratiqué avec sérieux, le yoga est une discipline, une doctrine hors des conventions, des conditionnements et où seul compte l’expérience intérieure du soi.
Le soi indien n’est pas le soi étriqué et soumis aux limites de la personne, mais le soi divin, la lumière, le vide absorbé dont parle Lalla, le dieu de Mā Ananda Mayi , le darshan d’Amma.
Puissent tous les pratiquantes et les pratiquants le connaître quel que soit leur genre avec ardeur et soucis d’authenticité, après tout, yoga signifie union.