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Mystique et poésie des lingayat

Le lingayatisme est un mouvement de réforme qui a vu le jour au XIIe siècle au Karnataka

Comme pratiquement toutes les réformes nées au sein de l’hindouisme telles que le bouddhisme et le jaïnisme, il s’élève contre la rigidité du système des castes, le ritualisme, la main mise des brahmanes sur le religieux.

Son fondateur Basava, (1134-1196) est lui-même brahmane, il appartient à la caste la plus élevée, celle des prêtres chargés de l’accomplissement des rituels et de la liturgie ainsi que de la transmission et de l’enseignement religieux. À seize ans, il retire son cordon sacré et renonce à son statut de brahmane.

Au Karnataka Basava a donné son nom à de nombreuses places, rues, villes, Basavanagar, Basavakalyan… ici Sree Basava Circle à Belur, Karnataka.

Malgré son haut rang dans le monde religieux et social, Basava n’hésite pas à rejeter le système des castes, l’intouchabilité, le patriarcat, le mariage des enfants, le principe de pureté ou d’impureté rituelle, le culte des images et le polythéisme. Shiva est considéré comme le dieu unique et Basava se réfère aux agama shivaïtes plutôt qu’aux Veda. Il prône l’abandon du sanskrit comme langue rituelle et l’utilisation de la langue régionale pour transmettre les enseignements. 

Ainsi chacun a la possibilité d’accéder à la connaissance et à la libération, quels que soient sa caste, sa position sociale ou religieuse et même son genre. En effet, dans le lingayatisme la place accordée aux femmes est très différente de celle qu’elles ont dans l’hindouisme traditionnel où, sauf dans certains courants de la bhakti ou du tantrisme, elles sont écartées de l’accomplissement des rites1, où elles sont considérées comme impures au moment des règles et après l’accouchement et représentent la séduction et la procréation, toutes choses qui maintiennent dans le monde illusoire, maya, et qui s’opposent à l’évolution spirituelle. Leur statut est un statut d’infériorité alors que pour les lingayat2, les femmes sont égales aux hommes au niveau social et religieux. Il n’y pas de différence dans le rituel et ce dès la naissance. 

Première initiation au cours de laquelle l’enfant reçoit l’ishta linga qu’il portera et vénérera toute sa vie.

Mari et femme sont considérés comme des partenaires spirituels. Il n’y a pas d’impureté liées aux règles, aux accouchements (impureté temporaire) et au veuvage (impureté permanente), les veuves peuvent se remarier. Les femmes peuvent participer et accomplir tous les rituels. Cependant, elles ne pouvaient pas être Jangamma (maître spirituel), et ne pouvaient donc pas diriger les cérémonies collectives, donner l’initiation ou diriger un monastère jusqu’en 1966 où Mate Mahadevi devint la première femme Jagadguru des lingayat. 

En 2020, Neelamma Taayi a été la première femme choisie pour être jangama. Mahant Swamiji qui lui a dispensé la shatsthala upadesha, l’initiation au 6ème et dernier degré de la progression spirituelle se félicite de ce choix :

« Une femme de la communauté des Kuruba (caste défavorisée de bergers) à la tête d’un monastère lingayat était un rêve pour les lingayat du XIIe siècle. Ils défendaient l’égalité de genre il y a déjà 900 ans mais malheureusement la société continuait à faire des discriminations.» 

Mate Mahadevi

Bien qu’ayant contesté l’hindouisme traditionnel et pris des distances importantes avec lui, un grand nombre de concepts philosophiques, théologiques et de pratiques du brahmanisme se retrouvent dans le lingayatisme, comme la croyance en l’existence de l’âme (individuelle et universelle) et la possibilité d’atteindre la libération, moksha. On retrouve aussi les notions de dharma et de maya,  les pratiques de yoga, la récitation de mantra… 

Mais les lingayat ne croient pas en la transmigration selon la loi du karma. Comme les renonçants, saddhu, ils pensent que par le respect de leurs règles, une pratique assidue et l’engagement total dans leur quête, il est possible d’atteindre moksha en cette vie. Ayant ainsi « brûlé » leur karma, la crémation qui représente le dernier sacrifice n’a plus de raison d’être ; comme les sadhu, les lingayat sont inhumés en position de méditation.

Cimetière lingayat à Bangalore

Les lingayat ont conservé quatre des seize rites de l’hindouisme traditionnel, les plus importants, naissance, initiation, mariage, mort, en les adaptant à leur philosophie religieuse et au principe d’égalité de tous devant Dieu. En revanche, ils ne célèbrent pas le culte dans des temples et ne vénèrent pas d’images divines. 

Comme l’exprime Basava dans ce poème, le corps humain est considéré comme le temple primordial.

Mes jambes sont les piliers,
mon corps le sanctuaire,
ma tête la coupole d’or. 

Dans l’intimité, chacun vénère le linga que lui a donné son guru au cours de son initiation et qu’il porte sur lui dans un reliquaire. Son ishta linga, linga personnel, est le symbole de Shiva, le signe de sa présence. Un signe qui parce qu’il est abstrait est le plus apte à figurer l’Absolu.

La puja est offerte à l’ishta linga tenu dans la paume de la main gauche.

Dans cette voie non dualiste3, Shiva est le Dieu suprême et le Soi qui réside au cœur de l’être, à la fois immanent et transcendant. Le but ultime de la quête est l’union du jivatman, l’âme individuelle (ou conscience individuelle)  au paramatman, l’âme universelle (ou conscience universelle). On peut atteindre l’union en cette vie ; le « libéré vivant » ayant réalisé cela/Cela vit sur la terre en communion avec la conscience universelle.

Pour les lingayat on parvient à la réalisation par l’expérience dévotionnelle, le culte de bhakti, un culte fervent dédié à son dieu personnel, par la communion avec Lui à travers les actes les plus humbles de la vie quotidienne, par la méditation et par l’harmonisation de sa vie avec la vérité : satyam.

C’est pour répandre cette doctrine et lutter contre toutes les formes de discrimination que Basava a fondé l’Anubhavamantapa, le Pavillon de l’expérience (sous-entendu de l’Absolu), un lieu où se rassemblent les lingayat pour échanger sur la spiritualité, l’organisation sociale de leur mouvement et aussi pour exprimer leurs doutes, partager leurs expériences. Lieu ouvert à tous, l’Anubhavamantapa attire de nombreux habitants de la région mais aussi de provinces plus éloignées et devient le centre de rayonnement du lingayatisme.

L’ Anubhavamantapa de Basavakalyan a été construit sur le lieu où les lingayat se réunissaient autrefois.

Cette première assemblée de dévots, sharana, était présidé par Allama Prabhu, qui est considéré comme le guru des lingayat. Avec Basava, aussi nommé Basavanna, (anna signifie « frère aîné ») et Akka Mahadevi, (Akka signifie « sœur aînée »), Allama Prabhu fait partie des personnes les plus éminentes de ce mouvement, les plus connues parmi celles que l’on nomme « les saints-poètes » du lingayatisme.

« Saints-poètes » car c’est à travers des poèmes, les vachana, qu’ils transmettent les préceptes moraux auxquels les lingayat doivent obéir et qu’ils expriment leur pensée religieuse et philosophique ainsi que leur ferveur et leur abandon complet au divin, comme le fait ici Basava.

Ne vole pas, ne tue pas,
ne mens pas, ne t’emporte pas,
ne déteste pas autrui,
ne te vante pas,
n’insulte pas ton adversaire.

C’est cela-même la pureté intérieure,
c’est cela-même la pureté extérieure.
C’est le seul moyen de d’atteindre
notre Kudala Sangamadeva.

Là, c’est avec des mots qui se rapportent au jardin, qu’Allama Prabhu, comme de nombreux mystiques, évoque sa sadhana.

De mon corps, j’ai fait un jardin,
de mon esprit une bêche.
J’ai arraché les mauvaises herbes de l’illusion,
j’ai émietté les mottes de la mondanité,
retourné la terre et semé les grains de l’esprit.
Le lotus aux mille pétales est mon puits,
le moulin à eau mon souffle.
Avec mon nerf subtil, j’ai canalisé l’eau
et éloigné les cinq taureaux des sens
qui menaçaient ma récolte.
J’ai dressé tout autour la barrière de la patience et de l’équilibre.
Vois ! Ô Guheshvara !
Nuit et jour je me suis tenu éveillé
pour protéger mes plantations. 

Assez courts et écrits en kannada, la langue régionale du Karnataka, les vachana sont à la portée de tous.

Chacun se termine par une dédicace à Shiva sous l’un ou l’autre de ses multiples noms. Pour Basava c’est Kudala Sangamadeva : Dieu du lieu de la jonction des rivières ; pour Allama Prabhu, Gueshvara : Seigneur de la caverne (le cœur) ; pour Akka Mahadevi, Chenna Mallikarjuna : Seigneur blanc comme le jasmin

À seize ans Akka Mahadevi a quitté une famille aisée en abandonnant tous ses biens, jusqu’à ses vêtements, pour rejoindre l’Anubhavamantapa. Elle arriva seulement couverte de ses longs cheveux.  Répondant aux critiques Basavana dit : « Celle qui a aimé le Seigneur vêtu d’espace, a t’elle besoin d’un vêtement ? »

Dans ces textes la simplicité du vocabulaire et de la syntaxe contraste avec la complexité des concepts philosophiques et religieux qu’ils exposent. Écrits en vers libres, les vachana expriment tout à la fois la dévotion, l’élan mystique mais également les questionnements, les aspirations, les formes que prend la quête, les joies et les difficultés de la vie de tous les jours et de la vie spirituelle, la Réalisation.

Ainsi en quelques lignes Akka Mahadevi parle de son Éveil comme d’une évidence :

Qui peut dissocier le lait de la crème,
le feu du soleil ?
Ô Chenna Mallikarjuna, Gloire éternelle,
j’ai ouvert les yeux en réalisant que Tu étais en moi.

Au XIIe siècle, le tiers des « saints poètes » lingayat sont des femmes. Elles sont trente cinq et l’on a pu déterminer l’origine sociale de vingt cinq d’entre elles: dix huit sont shudra (la caste la plus basse) ou intouchables, parmi elles trois sont des prostituées.

Souvent les images qu’elles utilisent pour décrire leur quête mystique sont empruntées à leur profession, à leurs activités quotidiennes, à leur vie sociale ou amoureuse comme nous le montre ce vachana de Kadire Remmavve qui est tisserande (shudra) . 

Tourne, tourne vite ton rouet et écoute le chant de la caste et du lignage.
Du rouet que je tourne, la planche du dessus est Brahmâ,
La planche du dessous Vishnu et la bobine Shiva.
Les fils qui vont et viennent sont les pensées, l’axe est la conscience
et c’est la main de la dévotion qui lance la bobine.
Les fils courent et la bobine se remplit.
Je ne peux pas tourner mon rouet parce que mon mari m’a battue.
Que peut-on y faire, mon seigneur Gummishvara ? (Dieu juste)

Satyakka est balayeuse, une intouchable. Elle est réputée pour sa grande honnêteté et son exigence morale. Elle dit : « Seigneur, je jure par ton nom que même si un tissu brodé d’or tombait sur mes genoux , je ne le toucherai pas. » ou encore « « On ne doit toucher à rien qu’on n’ait pas acquis par son travail. ».

Quelques uns de ces vachana sont comme ceux-ci très moraux mais la plupart sont des chants de bhakti d’une grande sensualité.

Shiva est en moi
Il n’y a de place dans mon cœur 
ni pour la parole ni pour la pensée.
Mon cœur est plein de Lui.
J’aime le seul homme qui soit sans défaut.
Malgré moi 
Il a pris possession de moi.

Lingamma est domestique, elle est mariée à un barbier, un intouchable comme elle. Ses vachana sont simples dans le style et les mots mais chargés de sens. Ils témoignent de la richesse de son expérience mystique.

Au corps, tu as dit adieu,
mais as-tu dit adieu à l’esprit ?
Au discours, tu as dit adieu 
mais as-tu dit adieu au désir ?
Au plaisir sexuel, tu as dit adieu 
mais as-tu dit adieu aux illusions
et déchiré le voile qui couvre tes yeux ?

J’ai grimpé à l’arbre,
tranché les racines,
coupé les branches,
abattu le tronc,
et puis, sans aucun appui, 
oh, je me suis hissée moi-même …
Et alors j’ai vu la lumière du Seigneur.

Aujourd’hui deux courants se réclament de cette tradition spirituelle, les virakta4 ou lingayat et les panchacharya ou virashaïva .

Le courant lingayat est ascétique, les lingayat suivent fidèlement l’enseignement de Basava son fondateur. Le lingayatisme reste une religion individuelle, sans temple et sans idole, on devient jangama par initiation et les textes de référence sont les vachana.

Les virashaïva reconnaissent Basava mais croient que la doctrine qu’il a divulguée a resurgi au XIIe siècle et qu’elle avait été à l’origine révélée à cinq maîtres (Panchacharya). Le premier de ces maîtres spirituels Renukacharya Bhagavadpada aurait donné ces enseignements au rishi Agastya, ceux-ci sont consignés dans le Shri Siddhantha Shikhamani, un de leurs livres saints. Cette référence à Agastya leur permet de légitimer l’antériorité de leur doctrine, les rattache aux mythes védiques et par là même au Veda et les rapproche de l’hindouisme traditionnel. Dans le courant virashaïva la fonction de jangama est devenue héréditaire (les jangama sont en quelque sorte une caste de guru). Chaque famille est attachée à un guru qui est lui-même lié à un des cinq grands monastères virashaïva. Bien que ce ne soit pas aussi strict que dans le brahmanisme, on tient compte de l’origine (castes/jati) surtout pour les unions matrimoniales.

Contrairement aux lingayat, pour les virashaïva les vachana ne sont pas les seuls textes de référence. Ils se basent aussi sur les Veda et les Agama shivaïtes ainsi que sur les enseignements des Panchacharya et vénèrent Shiva sous des formes anthropomorphiques dans des temples très semblables aux temples hindous.

Temple Virashaïva à Gurupura, Karnataka.

Depuis quelques années les lingayats demandent que leur religion soit reconnue comme distincte de l’hindouisme et du virashaïvisme, qu’elle ne soit plus considérée comme un courant de l’hindouisme mais comme une religion à part entière.


Notes :

1 – Par exemple, seul un fils peut accomplir les rites funéraires pour ses parents, ce qui explique la préférence pour une descendance mâle.

2 – Ils se nomment aussi virashaiva, héros de Shiva.

3 – Fondements philosophiques proches de ceux du philosophe du sud de l’Inde Ramanuja (11e -12e siècle aussi).

4 – Qui s’est détourné (‘vi’) de l’attachement / des passions (‘rakta’).


Bibliographie :

  • Le Bhakti Yoga de Akkamaha Devi Shiva-Yoga, Sri Mahesh, Éd. C.R.C.F.I. 1977.
  • Divinity and Deviance, Women in Virasaivism, Vijaya Ramaswami, Éd. Delhy Oxford University Press, 1996.
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