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« Le yoga c’est pas de la gym »

Patanjali, Kerala, peinture murale

Des guirlandes de fanions multicolores et des drapeaux peints à la main signalaient le centre Hare Krishna improvisé dans un pavillon et son jardin tout à fait ordinaires. Les garçons étaient en short et torse nu, il faisait chaud, les filles portaient un t-shirt blanc, drôle de tendance à l’uniformité. J’étais de loin le plus jeune à 17 ans et me sentais à part, l’écart d’âge certainement et puis c’était difficile, j’étais sportif mais pas spécialement souple. Et il en fallait de la souplesse pour placer ne serait-ce qu’un seul pied derrière la tête, à côté de l’oreille au mieux pour moi. Ou pour croiser les jambes parfaitement en tailleur ou pour joindre les mains comme en prière entre les omoplates. Notre instructeur, un grand anglais tout maigre semblait être juste revenu d’un voyage en Inde avec sa chevelure et sa barbe fournies. Il montrait l’exemple, il fallait l’imiter, impossible ! Les pratiquants étaient silencieux, des trentenaires, de toute évidence j’étais tombé chez de vrais fans de yoga. Le cliché baba-cool était bien plus anachronique en 1983 qu’aujourd’hui, les hippies et toute référence à l’Inde avaient complètement disparu, avalés par le choc pétrolier, la crise, le chômage, Reagan, Thatcher, le mouvement punk puis la musique disco, les blockbusters d’Hollywood, les radios libres, la publicité et le règne de la télévision. 

« Tu t’es bien débrouillé, tu vas y arriver ! » Je sentais chaque muscle raidi. « Il suffira de pratiquer sans te poser de question, tu verras les postures deviendront faciles et ta vie va complètement changer ». Il avait dû voir mon air interrogatif : « Oui le yoga c’est pas de la gym, c’est un art de vivre très ancien, universel mais c’est pas une religion, c’est une philosophie transmise de maître à disciple et sans interruption depuis cinq mille ans ! » Là j’avais dû froncer les sourcils, il expliqua le nom de son gourou indien, la force de sa présence, le bien-être ressenti, le sens qu’avait pris sa vie grâce au yoga, l’éveil de la conscience, l’incarnation à sa juste place. Nous écoutions sagement, un coup d’œil de côté, les mines captives de mes camarades d’un jour. Il y avait du thé piquant, des fruits secs, la frugalité était de mise, la rigolade pas plus au programme que la viande ou la bière et il y avait toujours ces sourires contrits. En écrivant ces lignes, je suis à nouveau pensif, ressentant la même confusion qu’alors. De l’expérience je n’avais cependant rien mis en cause, elle est toujours là aujourd’hui, entière et disponible. 

« La vitesse de votre course, le sprint, la hauteur de vos sauts pour capter le ballon, votre puissance explosive, tout celà dépend de votre souplesse ! Eh oui les gars ! Chaque muscle doit être au maximum contractile et s’allonger l’instant d’après. La vraie puissance, ça n’est pas un gros gabarit, c’est la vitesse du muscle à changer de forme, le sang doit y affluer et s’en retirer, hop ! Sans entrave ! Cerise sur le gâteau, vous récupérerez vite, adieu les crampes. » Lycée de Béziers 1982, classe de seconde, section Sport-Études de rugby, notre entraîneur mythique, il avait rendu sa ville célèbre, nous donnait envie de découvrir le yoga avec un professeur recruté pour l’occasion. Nous pratiquions déjà l’athlétisme et la gymnastique de façon académique, les assouplissements du yoga, ses drôles de positions à poursuivre longtemps, alliés à la profondeur respiratoire tinrent très vite les promesses faites par le coach. Sur de jeunes gens déjà en mouvement les effets furent immédiats question performance et par ailleurs même euphorisants. J’aimais ces séances aussi pour y être pris en charge par la voix, s’y fondre sans plus rien avoir à vouloir, une vacance salutaire de la compétition qui nous animait que trop le reste du temps.

C’est cet état entre parenthèses que je désirais retrouver. J’avais rien fichu côté scolaire à Béziers, redoublement, punition des parents, retour forcé à Aix-en-Provence. Ma réaction fut de conserver la belle intensité, en changeant simplement de domaine. J’avais été amoureux de l’aventure permise par le rugby depuis la classe de sixième, un engagement physique et total. D’un claquement de doigts ce fut transposé avec les copains du nouveau lycée, notre vie intime, la nature, la mer, escalader les falaises de la montagne Sainte-Victoire, les calanques de Marseille, les Alpes, à la vie, à la mort. J’aurais adoré retrouver aussi le bel état d’être au-delà de tout, entrevu au yoga, il manquait. D’où cette matinée chez les Hare Krishna qui ne cadrait pas. Une excursion sur une autre planète, rien de vraiment désagréable, une couleur étrange, comme si les personnes présentes appartenaient à une culture trop éloignée. Pas la culture indienne malgré les apparences voulues mais une autre qui me parut comme une idéologie propre à des commerçants anglo-saxons trop bien polis. 

Toujours à Aix en 1983, l’appartement d’une institutrice dans le centre historique. Le salon était organisé comme un petit temple avec une sorte d’armoire à offrande en guise d’hôtel. On ouvrait l’armoire pour pratiquer, on la refermait pour que la pièce redevienne un salon. 

Nous étions une dizaine, assis en tailleur sur des coussins pas créés à cet effet. L’essentiel de la pratique consistait à scander les phonèmes inscrits dans un livret : Ku sho kugen dha. I bondu tendo. Jitsu zai ni gon metsu. I jo ken ga ko. Ni sho kyoshi shin. Ho-itsu jaku go-yoku. Da o aku-do chu. Ga jo chi shujo. Gyo do fu gyo do. La scansion créait un souffle spécial, le sonore était émis en de longues expirations modulées alors que les inspirations étaient courtes et silencieuses. Il fallait une vingtaine de minutes pour réciter tout le livret, c’est beaucoup, c’est long mais ça respire, ça vibre, c’est physique et pouf, silence, assise… l’impression de la neige qui retombe après agitation comme dans les boules de verre qu’on vend aux touristes. C’est agréable, le temps s’étire et ça pétille des yeux clos aux os. 

J’aimais scander et être assis malgré l’inévitable inconfort dans les jambes. Mais le plus marquant de cette expérience, quelques semaines de printemps, avait eu lieu au café en terrasse sous les platanes. De longues discussions sur le bouddhisme, présenté comme une philosophie, pas une religion, transmise de maître à élève, à peu près le discours d’accroche précédent et les mêmes sourires systématiques mais une différence dans les explications. Ici il fallait être dans le bien, le bon et l’éveil spirituel, un programme essentiel qui semblait sociétal, socialiste ? Ou catholique peut-être ? Oui un goût de catéchèse, rendre le monde et les autres meilleurs en devenant meilleur soi-même. Je me sentais naïf, je me savais non éduqué à tout ça, ça devait se sentir, je n’étais pas vraiment ostracisé mais laissé de côté par absence de code commun. La même impression que chez les scouts à l’âge de sept ans, mes parents voulaient que je m’y intègre, ça n’avait pas fonctionné, je me sentais encore sauvage et ceux du groupe semblaient déjà si bien élevés. 

Bruxelles, la très bourgeoise colline d’Uccles, à la toute fin des années 60, l’ameublement était à la fois minimal et du meilleur goût moderne. Tous les murs étaient blancs comme l’épais tapis de laine du salon, des baies vitrées coulissantes faisaient entrer la lumière à flots. De grands poufs en simili cuir remplis de billes de polyester venaient d’Italie. La table de sapin teinté rouge et les chaises assorties venaient du Danemark, ma mère avait à peine plus de vingt ans, elle travaillait depuis peu chez un importateur de voitures américaines, roulait fièrement à bord de sa petite coccinelle Volkswagen. Tout ce matériel semblait irréel, le petit garçon que j’étais avait déjà connu un autre mode de vie, né dans une communauté installée dans un hameau des Alpes de Haute Provence. 

Mon père géniteur était un personnage charismatique du groupe, on s’intéressait à la psychanalyse tout en cherchant un mode de vie. Acte rare avant les événements de 68 et même dans les années suivantes, peu posé en vérité. La littérature, le cinéma ont créé la légende, on a collectivement halluciné un mouvement hippie peut-être pour nier l’action de ceux qui, prolétaires et syndiqués s’étaient véritablement engagés pour changer le monde. Ma mère était une toute jeune étudiante aux beaux-arts venue dans ce hameau des Alpes comme fille au pair un été. Voilà comment la vie se transmet au hasard des rencontres, je suis né dans ce bain là. Comment l’ignorer ? L’enfant absorbe tout en toute inconscience, celui-là a connu avant son premier souffle une drôle de vie villageoise et hors du temps, fantasme biblique de quelques jeunes adultes en quête de… (?) Il faudrait leur demander et enquêter, je ne l’ai pas fait. Ma mère est restée là à peine deux an en tout, une fois instruite de la vie communautaire, elle est retournée en Belgique chez les siens avec son gamin sous le bras. J’ai alors très bien connu ma grand-mère maternelle alors que courageusement, ma propre mère cherchait à construire son nid. 

L’année 1970 n’avait pas encore été fêtée, j’étais à plat ventre dans le nouvel appartement, sur ce gros tapis de laine blanche à écouter rêveur un seul disque quasiment tous les jours, Le Petit Prince de Saint Exupéry dit par Gérard Philippe. Une histoire de dingues pour un enfant de trois ans, aucun adulte n’y est digne de confiance, ils y sont même grotesques et la fin est si tragique qu’elle en est inaudible, refoulée à coup sûr, et donc intégrée. Il n’y a que le renard du désert, qui aime les poules et a peur des Hommes, qui puisse devenir ami à venir peut-être. Et ce serpent pas plus épais qu’un doigt mais plus puissant que le doigt d’un roi… La journée il y avait l’école Ovide Decroly à la pédagogie expérimentale, il y avait les copines de ma mère, il y avait les plages de la mer du Nord et l’appareil photo polaroid qui enregistrait tout ça en autant de preuves du réel toujours présentes aujourd’hui. 

Avignon 1971 à plat ventre encore mais sur une moquette à poils ras, j’essaie de dormir dans un coin, les adultes sont en réunion d’étude psychanalytique assis par terre dans un nuage de fumée. Ma mère est avec un nouveau compagnon mais issu de la même mouvance, dans la même région, nous y revoilà. La coccinelle est déjà toute cabossée, nous vivons dans un HLM très déglingué, tous les habitants sont algériens, ouvriers agricoles. Il n’y a pas de route goudronnée pour arriver jusque là, au fin fond de l’Isle sur la Sorgue, un bocage maraîcher magnifique et angoissant, un immense labyrinthe de tout petits champs bordés de cyprès. J’avais pas les codes sociaux du tout, du tout, les petits camarades sur le dos en permanence, le racket malgré l’âge de cinq ans, il fallait donner quelque chose, se battre ou fuir, les trois à la fois en général. Le seul répit était donné par les mères et les grandes sœurs qui interdisaient qu’on tabasse le blondinet, le petit belgicaing en leur présence. 

Alors que fait la lecture de quelques tranches de vie finement coupées ? 

Je les espére faciles à mettre en perspective, genre : « Ben oui ce gamin là ne peut pas adhérer chez les Hare Krishna à l’âge de 17 ans, c’est évident ! » Pas besoin d’explication psychologisante, c’est pas possible, parce qu’une autre couleur est déjà exprimée !

Le français aime traduire le mot varna du sanskrit par « caste » mais non il veut dire « couleur » et je propose qu’on ne traduise pas, qu’on fasse confiance à l’intelligence des langues, au sanskrit comme au français. Nous sommes colorés par l’expérience, plus précisément par les mémoires fruits des expériences. Le processus nous échappe en grande partie. Ce qui advient dans l’existence est interprété, justement par un tissage de mémoires qui fait filtre et qui colore. Ainsi pour celui qui a baigné depuis la naissance dans un bain catholique, tout ce qui advient est catholiquement entendu, y compris ce qui est jugé « pas catholique » comme on dit alors. J’exagère bien sûr, je simplifie plutôt, en réalité chacun est tissé de bien des fils qui relient entre elles, selon une trame singulière, les mémoires du monde entier et de tous les temps. 

C’est vertigineux, chacun est fait de bien des religions si « religion » est ce qui relie les humains en société. Les religions sont bien sûr cultuelles et elles sont aussi culturelles, ce sont les attaches aux groupes familiaux, nationaux, professionnels, autant de systèmes de croyance qui s’ajoutent, se tissent et forment à la fois la personnalité et la vie en groupe. 

« Je » n’est pas seulement fait de ses mémoires à lui, au contraire tout concourt à le faire être ! Et oui il y a bien un libre arbitre mais qui, très loin d’être tout puissant, permet de petits choix dans le champ conscient. Le reste agit en coulisse, le cosmique par exemple, il fabrique le corps, la physiologie fonctionnelle, la respiration et la digestion sont divino-cosmiques et innées à bien y regarder. Et il y a ce religieux, ce culturel au sens multiple qui fait la langue en siècles d’accumulation et qui se re-trame en personnalité nouvelle et en religion et en société. Ainsi tout se répète mais jamais à l’identique au fil de l’Histoire. Voici en quelque mots la théorie générale de ce qui constitue l’égo ou le moi ou la personnalité, le sanskrit dit ahaṃkāra, littéralement « qui fait agir moi », vois- tu ?

Vois-tu qu’il n’est pas dit « individu » comme à la suite de la métaphysique platonicienne qui est placée à la racine de notre pensée occidentale qu’on le veuille ou pas ? Avec le mot individu, la perspective donnée fait une vision à partir de moi qui ne peut être réduit davantage sans être détruit, « je » est ici un concentré du tout, « je » est ici une part de Dieu. Avec ahaṃkāra la perspective est inversée, « je » est fait de l’entièreté du monde, ce n’est pas moi qui agit, c’est le monde qui agit à travers moi. Vois-tu comment les mots individu, moi, égo, personnalité, libre-arbitre créent un état d’être si spécial ? Et comment ahaṃkāra en permet un autre ? Magie créatrice des langues ! 

Là ça devenait compliqué, le fou rire n’était pas compatible avec la posture, question amplitude respiratoire, ça devenait périlleux. En appui sur le sommet des épaules, le buste à la verticale et même courbé au delà de la verticale, les jambes tendues, la pointe des pieds au sol très loin derrière la tête, tout était à l’envers, le cou était fléchi, la nuque était étirée, le menton appuyé sur le sternum, toute expression de rire impossible sinon à abîmer le diaphragme. Il a fallu sortir de là en urgence pour laisser s’exprimer ce qui avait besoin de s’exprimer, j’étais maintenant en fœtus sur le flanc, plié de rire pour de bon. La prof s’était approchée : « Bravo, pour une première séance c’est parfait » félicitations réitérées à la fin de la séance. Tout ça m’avait fait le plus grand bien, ma petite amie avait aussi l’air enchantée et souriait malicieusement style « Je t’avais bien dit que c’était génial ici » ici au gymnase municipal de Boulogne Billancourt. 

Je ne pouvais pas savoir que quinze ans plus tard, je suivrais toute une formation pour enseigner à la façon de cette école. Elle m’allait très bien cette façon, pas de blabla ni de chichi, nous nous allongions sur nos tapis dès l’arrivée, relaxés jusqu’à l’heure de début où alors lentement, nous vidions nos poumons une première fois, selon un enchaînement de gestes précis. C’était parti pour deux heures, chaque geste était aussi un mouvement respiratoire approfondi, qui faisait aller vers la posture, puis dans la posture tentant d’approfondir les espaces de souffle, puis permettait d’en revenir jusqu’au repos à nouveau. Et ainsi de suite les séances étaient construites, aussi silencieuses que possible, la prof s’exprimait à l’impératif en de courtes phrases, nommant les membres et les mouvements selon une nomenclature anatomique simple. Le but était que nous soyons présents à notre action tout corps et sens réunis. 

Il n’y avait pas pour moi de question extérieure, nous étions visiblement occupés à une gymnastique mais je n’en avais pas connu de telle. Je m’abandonnais en confiance à la voix, comme à Béziers quelques années plus tôt, le plus important était d’engranger l’expérience. Il était évident qu’une science sous tendait la moindre indication tant elles étaient simples à entendre. Chaque exercice semblait irréalisable dans son entièreté mais ça n’était pas difficile d’y rencontrer en chemin sa limite, de s’y appuyer et d’y respirer. Alors pas de « il faut que » pas de heurts, pas d’espoir, pas de système frustratoire, pas de crampe ni de tendinite. 

L’aventure du yoga à Boulogne Billancourt n’avait duré que deux ou trois mois au printemps 1990, à 24 ans donc et j’avais été entraîné ailleurs par la vie. Mais l’expérience fut engrammée, à partir d’elle j’étais devenu autonome pour juger du bien fondé ou pas d’une pratique corporelle. Je ne maîtrisais ni ne savais rien mais un exemple cohérent avait été vu pour de bon. 

Encore une tranche de vie la plus fine possible, exposée afin que chacun aille voir les siennes, le but serait de constituer image après image un de ses paysages auto-biographique possible. Oh surtout pas d’obsession dans le sens introspectif, surtout pas ! Voyons plutôt comment émergent les images et comment un paysage se constitue et comment il évolue. De toute façon il y a déjà paysage, représentation de soi et du monde, pour nous la question est d’apporter du mouvement, de la diversité, d’accepter ce qui vient de l’extérieur aussi.  N’oublie pas, en vérité c’est le monde qui s’exprime à travers soi ! 

Moi est une fiction, accepte la mobilité, accepte la vie, joue ! 

Chakrasana, Temple de Vriddhachalam, photo par Satyakumar, 1979 (livret Bharata Natyam)

La porte d’entrée avait peine à s’ouvrir tant il y avait de manteaux accrochés derrière elle. Une fois dans le couloir, le mieux était de conserver la posture de profil pour glisser le long des bibliothèques jusqu’au salon, lui aussi empli de livres en rayons et en piles jusqu’au sol. Une table de camping et des chaises étaient dépliées, un thé était servi à notre attention. Un dimanche par mois c’était la fête, toujours excité de venir au cours d’Alyette Degrâces, de retrouver Eve et Dominique, nous étions trois fidèles au fil des années. Là c’était l’enseignement de yoga pour de vrai ! Il en fallait de la colonne vertébrale, du souffle, de la souplesse énormément et de la répétition détachée de toute attente, écouter Alyette ou plutôt ce qu’elle donnait était une véritable pratique, apprendre à entendre et se laisser transformer par le fruit de l’écoute. 

L’enseignement de yoga a été consigné via le sanskrit exactement selon le procédé suivi par l’étudiant qui se fait une anti-sèche pour ne rien oublier d’un système en arborescence. Des mots clés, des idées forces sont alignées comme des perles le long d’un fil afin de se souvenir de tout un monde en volume qui a été vu précédemment, donné oralement et expérimenté en acte. L’enseignement de yoga a été consigné ainsi en couches successives au fil des siècles, de l’Histoire et des espaces géographiques des Indes. Il y a trois mille ans, il y a deux mille ans, mille ans, au 17e siècle, du Nord au Sud etc. Nul besoin de tout connaître, il n’y a qu’un seul enseignement décliné sous autant de formes qu’il y a d’époque et de lieux. Il est montré comment est faite notre façon humaine d’être au monde et comment nous pouvons connaître et comment nous ignorons. Voir et être aveuglé, connaître et ignorer ! 

Détail de Saptakshara Mandala

Notre premier objet d’étude fut les Yogasūtra à raison d’un rendez-vous par mois, il emplit neuf années, un temps propice à oublier tout vouloir, toute idée préconçue, tout lieu commun. Nous avons suivi les fils tissés à l’intérieur du sanskrit et vers le réel, en passant par d’autres enseignements plus anciens, le Saṃkhyā et les plus importantes Upanishad védiques Bṛhadāraṇyaka et ChāndogyaLe but de l’enseignement est de placer au plus bas, à la racine, quelque structure force qui fasse voir la constitution de l’être humain et du monde. 

C’est le rôle du sanskrit de désigner et nommer ce qui d’ordinaire est invisible. Rien de dingue à priori, je vous entretenais de la réalité d’ahaṃkāra tout à l’heure, elle est ignorée par les religions qui préfèrent toujours donner des missions à ses ouailles afin qu’elles remplissent des tâches, agricoles ou autre au service du seigneur, en Inde comme ailleurs. Intégrer la juste image d’ahaṃkāra et quelque autre idée pour de bon, à la racine de sa pensée, de sa façon de voir le monde est puissamment transformateur, c’est aussi simple que ça le but du yoga, voir. Mais voir n’intéresse quasi personne, il n’y a pas de gain à espérer, plutôt la découverte dans un premier temps, d’aspects problématiques jusque-là ignorés. 

J’avais choisi le lieu avec soin afin qu’il n’y ait plus de mélèzes qui gênent la vue, la lisière de forêt était là à peine plus bas, j’étais dans l’alpage, un pli protecteur du relief et quelques roches, le ciel ouvert, la vue dégagée sur le massif. Tout était fait, l’ascension du jour aboutie, le bivouac installé, la soupe avalée, simplement assis dans la pente, le temps disparut. On y voyait encore très bien grâce à la lune, au retour d’un voyage imaginaire la nuit était tombée. L’odeur de prairie était puissante, comme si la terre avait gonflé sous l’herbe et libérait sa présence vivante. Le son du torrent occupait un plan au loin, plus proche comme en gros plan un pas sur la roche, un seul pas, les autres sur le sol souple. Le chevreuil à cinq mètres me fixait, j’ai levé l’œil pas la tête, le mouvement de ses naseaux dilatés par la respiration, émotion réciproque. Le temps encore se perdait et paf le son de ses appuis au sol avec sa disparition. 

En apprenant les bases de la méditation j’ai repensé à ce moment, j’avais tout simplement été disponible, une rencontre avait eu lieu. C’est une loi essentielle, il suffit de cesser d’agir, de se poser et la rencontre advient, essayez vous verrez… Lorsque nous vivons pré-occupés, pas d’espace disponible, pas de rencontre. Il suffit qu’un espace se libère et quelque chose advient, c’est une loi cosmique. En français, le verbe advenir et le mot aventure font un, les choses sont bien faites. 

Récapitulons !

Le yoga c’est pas de la gym mais direct on y fait de la gym, toutes sortes de gym. Selon les groupes, la gym est colorée caste de commerçants anglo-saxons ou plutôt catholique dans un décor bouddhique, j’ai aussi beaucoup entendu l’idéologie managériale “yes you can but never give-up” portée par d’anciens employés du secteur tertiaire devenus profs de yoga trop vite. Et quelques lieux plus ésotériques où les croyances mystiques s’expriment en voulant rencontrer son essence divine par l’ascèse, l’extase ou l’enstase, je ne sais pas ce que tout ça signifie mais j’écoute. On espère de la spiritualité, de la santé, le bien-être, le bonheur dans les grandes largeurs et tout ce que l’air du temps véhicule comme idée qui fasse religion, corps social, politique. Normal c’est la planète Terre et nous sommes humains. 

Je voudrais être bref maintenant, l’enseignement de yoga n’entendait en Inde pas de gymnastique dans le sens de nos gymnastiques suédoises jusque dans les années 1940/60. Il est effectivement multi millénaire, universel dans son champ mais ultra minoritaire en Inde comme ailleurs, ne concernant que la formation de jeunes chamanes ou des retraités dégagés de la vie mondaine. L’enseignement de yoga, brahmanique ou tantrique peu importe, répond au désir d’être simplement en relation le temps d’un instant à ce qui advient. Au lieu de passer à côté du réel tel que pris dans son propre film. C’est tout pour la théorie, elle se résume à un désir ou à la nécessité peut-être ? 

Qui dit yoga exprime le participe passé du verbe joindre, il n’y a en sanskrit pas de chose nommée yoga, c’est juste le verbe yuj, joindre. Yoga, se joindre à … ce qui advient avec un désir de connaissance ( désir de connaissance est équivalent à ce que les chrétiens entendent par amour)… idéalement, il y a l’idée d’être totalement joint aux vérités cosmiques, à dharma, d’être libéré de la condition humaine. Soit mais en attendant la question est déjà d’être vrai au moins par instants de relation à… 

Pour moi, typique occidental né au XXe siècle et attaché à ce qu’il a vécu, une certaine pratique de gym est favorable à la connaissance. Une pratique corporelle selon ce que le sanskrit nomme prāṇāyāma, maîtrise des souffles, dans les Yogasūtra ça donne : 

tasminsati śvāsapraśvāsayorgativicchedaḥ prāṇāyāmaḥ (YSII.49)

Cela étant, la séparation du mouvement de l’inspir et de l’expir est prānāyāma

bāhyābhyantarastambhavṛttir deśakālasaṅkhyābhiḥ paridṛṣṭo dīrghasūkṣmaḥ (YSII.50) vṛtti extérieure, intérieure et stable selon le lieu, le temps, le nombre, elle est considérée longue et subtile 

bāhyābhyantaraviṣayākṣepī caturthaḥ (YSII.51)

une quatrième dépasse la sphère de l’extérieur et de l’intérieur. 

tataḥ kṣīyate prakāśāvaraṇam (YSII.52 )

Alors est détruit ce qui cache prakāśa (lumière) ; 

dhāraṇāsu ca yogyatā manasaḥ (YSII.53) 

et manas a capacité pour dhāranā.

Excusez la traduction inachevée, c’est mieux comme ça, nous verrons plus de détails une autre fois.

En résumé : une gymnastique bien menée permettrait dans un premier temps la séparation des gestes d’expiration et d’inspiration. Afin de les allonger séparés jusqu’à ce qu’ils se réunissent en cycle. Alors disparaît le voile qui travestissait le monde. 

Ce n’est pas une métaphore ! 

Qu’une pratique gymnique favorise véritablement la séparation de l’expir et de l’inspir puis leur réunion en mouvement respiratoire cyclique et te voilà prêt à un instant de profonde et vraie relation à … 

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