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Le cycle lunaire : troisième tithi Gaurī.

Le troisième jour du calendrier lunaire hindou est consacré à Gaurī, la compagne de Śiva. 

Ce jour lui est réservé car c’est en ce tithi, selon les écritures, que se déroula son mariage avec le dieu. Il est dit, dans le Varāha Purāņa, que la nourriture devrait être préparée sans sel en ce jour, et que quiconque jeûnera de sel gagnera la prospérité. Celui qui écoute le récit des trois naissances de Gaurī, et respecte ce régime, verra ses désirs comblés et obtiendra richesse, santé, grâce et force dans ce monde.

Dans cet article, nous ne ferons pas un récit extensif de toutes les légendes qui existent dans la littérature sacrée concernant Gaurī, ni nous n’évoquerons l’ensemble de la geste de la déesse sous ces traits particuliers : un livre entier serait nécessaire pour cela. 

Nous limiterons notre intérêt aux trois naissances qui, selon ce Purāņa, conduisirent Gaurī à assumer sa forme de Pārvatī, Umā, la fille de la montagne, et nous étudierons leur signification

Nous concentrerons notre attention sur la version donnée par le Varāha Purāņa, qui n’est pas la plus représentée, en ce qui concerne le décès de la fille de Dakśa, puisqu’elle diffère du récit le plus connu : celui donné par le Śiva Mahāpurāņa que nous n’évoquerons que pour clarifier la particularité du présent récit et pour éloigner les discussions concernant la véracité du récit en éclairant le lecteur qui ne connaît que la version la plus colportée par la société patriarcale indienne. 

Nous nous intéressons ici au Varāha Purāņa puisque nous nous situons dans le cadre de la série d’articles concernant les divinités célébrées à travers le cycle lunaire décrit dans ce texte. Nous mettrons en évidence l’enseignement donné à travers ces trois naissances et le principe de la déesse, śakti tattva, décrit ici sous forme de légende. 

Gaurī

Elle est l’épouse de celui qui assume, parmi la Trimurti (Trinité hindoue constituée de Brahmā, le créateur, Viṣņu, le préservateur, et Śiva, le destructeur), le rôle d’annihilateur des mondes, et la qualité tamasique d’inertie. Elle assume, à travers l’ensemble de sa geste, différentes formes et différents aspects, tantôt dévote, tantôt maternelle, tantôt destructice de démons.

Gaurī, la Dorée, Patna, Bihar, XIXe siècle

Lorsque Śiva est conceptualisé comme le Parameśwara, le Seigneur Suprême, ou Paraśiva, la Conscience Suprême, alors Gaurī est Parameśwarī, la Souveraine Ultime, et Paraśakti, l’Energie Suprême constituant toutes choses depuis la première vibration au sein de la conscience pure jusqu’ à la forme matérielle du monde physique. Pour les fidèles de tradition śakta, la mère divine est le principe ultime qui manifeste l’existence de la conscience pure et indivise qu’est Śiva, mais aussi tous les dieux et même Śiva en tant que divinité de la trimurti.

En dehors des formes telles que Kālī ou Kāmeśwarī, par exemple, qui sont également des formes particulières de la compagne de Śiva, Gaurī assuma plusieurs naissances : connues de tous sont les naissances de Satī, fille de Dakśa Prajapati, et de Pārvatī, fille du roi Himāvan (Himālaya). Le thème de la renaissance de Devi, la grande déesse, sous les traits de Pārvatī, la mère de Ganeśa et de Skanda, est peut-être l’un des favoris de l’Inde śivaïte : il a été traité dans nombre de Purāņas, dans le Rām Carit Manas, dans le poème de Kālīdāsa, Kumara Sambhava, et dans bien d’autres écrits. Chaque récit apporte sa particularité, avec des variantes. Les différentes versions parfois s’enrichissent mutuellement, parfois se contredisent sans que cela ne devienne un sujet de débat, comme si chacun traitait à travers le récit d’un aspect particulier plus que du récit lui-même. C’est que chacune, loin de prétendre détenir la vérité quant aux faits, délivre un enseignement particulier. Nous nous devons de comprendre que les légendes décrivant les faits et gestes des dieux sont des codifications de la description des tattvas ou principes universels.

La sainte famille, attribué à Sajnu, Mandi, vers 1825

Les naissances de la déesse Pārvatī, la parèdre de Śiva, revêtent une importance particulière qui a continuellement inspiré poètes, philosophes et yogis, mais aussi encouragé la dévotion des fidèles leur donnant un modèle en même temps qu’un espoir.

Parvati, Shiva et Ganesh, école Kangra, fin du XVIIIe siècle

Gaurī née de Brahmā

Rudra est né de la rage de Brahmā. Brahmā est alors présenté comme le Prajapati, le maître des êtres nés ou Seigneur des créatures. Le texte raconte qu’il désirait créer différentes créatures, mais se trouvant incapable de le faire, il entra dans une fureur qui donna naissance à Rudra (cha.21, vers.3).

Si Brahmā était incapable d’assurer la création des êtres, c’est parce qu’il est la personnification du Brahman impersonnel, cet aspect de la conscience sans aucun attribut et en équilibre perpétuel. En lui, les trois guņas (sattva, rajas et tamas) demeurent dans un équilibre parfait. Aucune manifestation, aucun mouvement n’est alors possible. Sa fureur, qui manifeste Rudra, indique ce mouvement qui met les trois guņas en déséquilibre permettant le mouvement et la manifestation. Si ce mouvement est représenté par la fureur, c’est pour indiquer la puissance nécessaire pour provoquer le déséquilibre au sein de ce qui est toujours en équilibre. Le nom de Rudra provient de la racine sanskrite ‘rut’ traduisible par crier ou pleurer. Rudra dans la littérature puranique, et ultérieure, est identifié à Śiva qui assume la qualité tamasique, c’est-à-dire l’inertie ou, pour être plus compréhensible, l’ignorance, l’obscurité. Il faut en effet une puissance tamasique pour provoquer la chute de l’harmonie éternelle, la manifestation, le passage du plan parfaitement éthéré au plan grossier, matériel. Si pour des facilités de narration, on parle de naissance et d’entités différentes, il n’en est pas moins que l’on pourrait aussi bien parler d’évolution, de métamorphose. Si les textes préfèrent parler de naissance, c’est pour indiquer que le Brahman ne connaît pas de métamorphose ni d’évolution, il demeure éternellement un, en lui-même indifférencié et sans mouvement. En utilisant le mot évolution, on pourrait comprendre qu’il change de nature ou de forme, or l’idée est qu’il demeure toujours inchangé et stable en lui-même. La colère dont il fait preuve ici est manifestée en tant que Rudra, qui devient la forme de la colère, la colère elle-même ; donc Brahmā demeure Brahmā, sans modification aucune et Rudra est lui-même la colère de Brahmā. C’est une façon de dire que Brahmā n’est pas identifié à cette colère destructrice de l’harmonie première, qui n’est en cela pas détruite. Rudra n’est donc pas différent de Brahmā, il en est une manifestation partielle.

Rudra, Calcutta

Rudra créé, Brahmā conçut pour lui une compagne à partir de son propre corps (vers.4). On la nomme Gauri (la claire), ou encore Bhārati, de la racine ‘bhŗ’ (préserver, garder en équilibre, mais aussi concevoir, donner naissance). Cela révèle que l’équilibre originel n’est pas rompu malgré une apparence de rupture, mais aussi que la manifestation, la descendance devient possible.

Brahmā indiqua à Rudra de multiplier la création (chap.21.vers,6). Se trouvant également incapable de le faire, Rudra s’immergea dans les eaux. Il pensait que pour procéder à la création, des pénitences étaient nécessaires. Comme sa créature s’était immergé, Brahmā réassimila la belle Gauri en lui. Ici Gaurī n’est pas créatrice, elle existe en Brahmā donc non différenciée de Brahman, manifestée puis réabsorbée. C’est une façon de dire qu’elle est éternellement unie au Brahman impersonnel, elle est comprise dans le principe unique du Brahman et n’en est pas une entité différente ni ultérieure.

Gauri née de Dakśa

Brahmā, toujours dans l’intention de manifester une création, produit alors sept fils, nés de son esprit, et dont le premier était Dakśa. D’eux naquit la multitude des créatures. Notons que dans ce contexte, les astres, les nakśatras, et toutes les êtres animées et inanimés comptent parmi les créatures. La descendance non directe de Dakśa comprend toutes les divinités, dont Indra, les huit Vasus, les onze Rudras, les douze Ādityas, les Maruts. Ceux-ci sont cités dans le texte au verset 10, mais également les Nakśatras, et nombre d’autres.

Gauri, anciennement épouse de Rudra, fut également donnée comme fille à Dakśa par Brahmā. De ce fait elle est aussi appelée Dākśāyaņī. Ainsi eut lieu la seconde naissance de Gauri. Elle donna naissance à un grand nombre de divinités toutes dignes d’adoration. Elle est notamment la progénitrice des Rudras, des Ādityas, de Angiras, pour n’en citer que quelques-uns.

Dakśa, satisfait de la nombreuse progéniture de ses filles, commença la réalisation d’un sacrifice afin de plaire à Prajāpati, le créateur (chap.21.vers12). Tous les fils de Brahmā, Marīci, Atri, Angiras, Pulastya, Kratu, Pracetas, Vaśiṣțha, Sanaka, assurèrent les différents rôles nécessaires à la réalisation du sacrifice, et toutes les divinités se présentèrent afin de recevoir leur part des offrandes.

C’est alors que Rudra, né de la colère de Brahmā, émergea des eaux originelles dans lesquelles il accomplissait des austérités. Il ressemblait à un millier de soleils tant il était éblouissant de lumière. A force de pénitence, il avait acquis toutes les connaissances et il avait la puissance de tous les dieux réunis. Il était l’unique, sans souillure, et le témoin de toutes choses (chap.21, vers.21). A cet instant précis naquirent cinq classes de créatures célestes et quatre de créatures terrestres.

Rudra vit alors la terre avec ses forêts, les animaux, les plantes, et même les hommes. Il entendit le son du sacrifice de Dakśa qui se déroulait. Il entra dans une grande colère car il avait été créé le premier pour procéder à la création, mais pendant ses pénitences la création avait eu lieu. Il rugit avec force et des flammes surgirent de ses oreilles et avec elles, des millions de fantômes, de goules, de vetalas, d’esprits, de pūtanas, les kuṣmāņḍas et les rakśasas. Tous avaient des visages enflammés et étaient munis d’armes variées. Il créa aussi un chariot dont les quatre roues étaient les écrits védiques, et les chevaux les quatre Vedas. Ce chariot de sa création incluait tous les éléments et toutes les paires d’opposés. Brahmā lui-même en était le conducteur.

Il se rendit, ainsi paré, au sacrifice de Dakśa. Un terrible combat s’ensuivit entre Rudra et les dieux présents au sacrifice. Rudra, et ses hordes, détruisirent le sacrifice.

Brahmā enjoint aux dieux de supplier Rudra et de lui accorder sa part des offrandes. 

On peut noter qu’à partir de ce moment, le texte nomme Rudra du nom de Śambhu, celui qui est bénéfique, et le qualifie de né de lui-même (vers.64), contredisant ainsi sa naissance de Brahmā. Cette contradiction évoque le même paradoxe que celui entre Gaurī née de Brahmā et son effective unité totale avec le Brahman impersonnel. De même, Śiva est dit né de Brahmā mais aussi non né de Brahmā (on retrouve ce paradoxe exprimé à travers toute la littérature puranique), car il est en termes śivaïte ce que le védanta appelle Brahman. Bien qu’il assume un rôle dans la trimurti, il n’est pas limité à ce rôle mais correspond à la conscience suprême non manifestée, sans attribut. Il est la conscience inconsciente d’elle-même. Il est hors de tout ce qui existe. Dans le śivaïsme, Śiva est ce qu’est le Brahman dans l’advaita vedanta. Autrement dit, Śiva est le Brahman ; mais il a aussi la capacité d’apparaître comme divinité personnelle. 

Les dieux firent son éloge et reconnurent sa suprématie de Seigneur de l’univers et maître suprême. Il fut satisfait et il guérit chaque divinité de ses blessures. Il fut également appelé Paśupati, le seigneur des créatures.

Alors Brahmā indiqua à Dakśa de lui donner Gauri pour compagne.

Mais plus tard, alors que Maheśwara résidait avec Gauri au mont Kailāsa, se souvenant que son époux avait détruit le sacrifice de son père, elle se mit en colère contre lui. Elle décida d’abandonner ce corps et de prendre une nouvelle naissance. Elle se retira sur la montagne Himavān (Himalaya) pour accomplir des pénitences. Elle s’émacia jusqu’à brûler son corps dans le feu de son ascèse.

Cette version n’est pas la plus connue, les lecteurs le noteront. Elle est plus ancienne que la version donnée dans le Śiva Purāņa qui aujourd’hui fait souvent office de référence. Je l’ai dit, de nombreuses versions existent de chaque histoire, et même si elles semblent se contredire, elles sont toutes correctes et servent à porter différents enseignements. 

La version la plus célèbre, tirée du Śiva Purāņa, mais aussi plus tardive, relate comment Satī, fille de Dakśa se rend au sacrifice de son père sans y avoir été invitée. Son divin époux n’y avait pas non plus été convié non à cause de son immersion dans les eaux originelles mais du fait d’une querelle passée entre un Dakśa orgueilleux et un Śiva auto-suffisant avec raison, ou encore parce que Satī avait épousé Śiva en dépit du désaccord de Dakśa ; ces deux versions sont également célèbres. Satī est Gaurī sous les traits de la fille de Dakśa, mais ce nom sert un but bien précis qui n’est pas celui du Varāha Purāņa et donc ce texte n’utilise pas cette appellation. Satī fait référence à une épouse dévouée au service de son époux. Satī, donc, se rend au sacrifice de son père lors duquel elle est ignorée et devient témoin d’offenses verbales à l’égard de son époux absent. Elle estime alors que son corps est souillé par les paroles désobligeantes qui se sont glissées dans son oreille et elle décide d’y renoncer. Elle s’immole soit dans le feu sacrificiel, soit par le feu de sa propre puissance selon les différentes narrations fondées sur le récit du Śiva Purāņa. C’est, dans ces versions, la raison pour laquelle Śiva se rend au sacrifice et le détruit. Cette version, qui appelle la fille de Dakśa Satī, présente une Gauri dévouée à son époux et le plaçant au-dessus de tout, de son père et d’elle-même. Il est évident que cette version marque la supériorité du Dieu mâle et sert de modèle sociétaire à une société patriarcale dans laquelle l’homme domine la femme, et dans laquelle la femme fait de l’homme son seigneur et maître. Mais ce n’est pas le point du Varāha Purāņa qui nous présente une déesse et une femme indépendante et capable de se révolter contre son époux.

Aussi, dans cette histoire, il nous est révélé comment Śiva-Rudra, bien que n’assurant pas le rôle de créateur n’en n’est pas moins la divinité ultime. Nous développerons plus loin dans l’article un autre enseignement qui concerne le Śakti tattva personnifié par Gaurī.

Gaurī, fille de Himavān

La renaissance de Gauri, la fille de Dakśa, est un thème, nous l’avons dit largement développé dans la littérature sacrée de l’Inde. Dans le poème de Kālīdāsa, comme dans d’autres textes, toutes les divinités prient la Mère divine de s’incarner à nouveau sous les traits de l’épouse de Śiva afin de permettre la naissance de Kumara, Kārttikeya, qui sera le destructeur du démon Tārakāsura. 

Le Varāha Purāņa ne stresse pas ce point, et se contente de dire au verset 5 du chapitre 22 que Gaurī reprit naissance en tant que la fille de la montagne. Elle est alors nommée Umā, et aussi Kŗṣņā, est demeure dans le royaume de Himavān. 

Se souvenant du Seigneur aux trois yeux, elle entreprend de sévères pénitences afin de l’obtenir à nouveau comme époux. Car malgré sa colère passée, elle le considère toujours comme son éternel partenaire. Certains textes font la narration de son austérité extrême, alors que le Varāha Purāņa les mentionne sans les décrire. Le Seigneur Śiva, satisfait de son ascèse, se présente sous la forme d’un vieux brahmana trébuchant. Il se présente à elle et demande de la nourriture. La déesse accepte de lui servir un repas de fruits et de plantes sauvages, mais elle lui demande de d’abord aller se baigner. Alors que le Dieu, sous les traits du vieillard se baigne dans le Gange, il fait apparaître, par son pouvoir d’illusion un effrayant crocodile, et le vieil homme est saisi par le dangereux animal. Il appelle la belle ascète au secours. Celle-ci respectueuse de la tradition ne peut avoir de contact physique avec un homme autre que son père ou son époux, sans quoi elle serait souillée. Mais elle est également consciente que si elle ne vient pas à l’aide du brahmane, elle sera coupable de brahmanicide qui est dans la tradition indienne l’un des plus graves péchés. Elle choisit de lui sauver la vie au risque de paraître non chaste, et se précipite vers lui. Elle lui tend la main pour le sortir de l’eau. Il faut savoir que dans l’Inde ancienne, lorsqu’une femme tient la main d’un homme, selon les critères sociaux, elle devient son épouse. Mais devant l’urgence de la situation, Umā renonce à ces canons sociaux et sauve l’homme en lui donnant la main. C’est alors qu’il révèle sa forme véritable et elle se rend compte qu’il est Hara, Śiva, pour qui elle avait entrepris son ascèse. Tous deux expriment alors leur volonté de s’unir par les liens sacrés du mariage, et Gaurī-Pāravatī se rend auprès de son père, le roi des montagnes, pour lui faire le récit des évènements. Celui-ci se réjouit à l’idée d’avoir pour gendre Maheśwara, le grand dieu. Le père de Gaurī se rend alors auprès de Brahmā afin de demander la permission pour cette union que le créateur agrée avec joie. 

Les trois naissances

A travers ce récit des trois naissances de Gaurī, le Varāha Purāņa nous présente la déesse sur trois plans d’existence.

En tant qu’émanation du corps de Brahmā, elle existe dans la sphère causale : dans cette sphère rien n’existe, rien n’est manifesté. Brahmā est la personnification du Brahman impersonnel. Gaurī née du Brahman est la Śakti primordiale, non encore manifestée, puisqu’elle ne génère alors aucune création. Elle émane de Brahmā et est résorbée en lui. Cela exprime qu’elle est sans commencement ni fin. Elle existe toujours, bien qu’elle ne soit pas manifeste. Il en est de même de son époux Rudra-Śiva. Elle n’est pas différente du Brahman impersonnel. Ainsi la littérature upanishadique la décrit comme Brahmasvarupam (Devi atharva śirṣopaniṣad, vers.2), l’essence du Brahman. Bien qu’elle ait Rudra pour parèdre, elle n’est pas limitée à son seul aspect de śakti (énergie) mais bien au-delà : indifférencié du Brahman, elle est à elle seule l’essence de la paire d’opposés complémentaires puruṣa-prakŗti (conscience témoin-nature agissante), prakŗtipuruṣātmakam (Devi atharva śirṣopaniṣad, vers.2). Elle est donc avant même d’être manifeste, et aussi tout ce qui existe. Alors que le Brahman est différent de tout ce qui existe, Devi Gaurī est différente de tout ce qui qui existe, comme le Brahman, mais est aussi tout ce qui existe : la conscience pure témoin de la nature, et la nature agissante. En elle, aucune dualité n’existe, puisqu’elle est le non-être et toutes les paires de contraires au niveau de l’existence. Elle réunit en elle la paire ultime celle de l’être et du non-être. La même upaniṣad, toujours au verset 2, insiste sur ce point en la décrivant śunya cāśunyam ca : le vide et l’absence de vide.

C’est ce que dissimule et révèle le récit de sa naissance du corps de Brahmā dans le Varāha Purāņa.

Sa naissance en tant que fille de Dakśa fait d’elle la mère de toutes les créatures. Dakśa a selon d’autres textes d’autres filles, notamment les nakśatras, mais ici le texte n’en fait aucune mention et nomme Gaurī « Dākśāyaņī », la fille de Brahmā. Et révèle : « Toutes les divinités (…) sont la progéniture de Dākśāyaņī. Elle est donc la mère divine incarnée sur le plan astral et la mère de toutes les créatures du plan astral.

Enfin, sa naissance sous les traits de la fille de la montagne, l’incarne au sein de la matière, le plan le plus grossier, le plus concret, de toute la création. Elle n’est pas seulement l’origine mystérieuse et non manifeste, elle est aussi la mère de toutes les créatures du plan astral, et elle est finalement l’incarnation du plan grossier, du plan physique. Ce dernier aspect indique qu’elle est également l’énergie qui constitue toute la matière de la création physiquement perceptible.

Ces trois naissances révèlent qu’il n’est rien qui ne soit hors d’elle-même, rien qui soit différent d’elle-même, à travers tous les plans de l’existence, à travers tous les corps manifestés, et même l’origine non manifeste.

Une déesse indépendante 

Un autre point remarquable se dégage de ce récit légendaire. C’est l’indépendance de Gaurī. Cela est exprimé deux fois dans le texte : d’abord son indépendance par rapport à son époux. En se fâchant de la destruction du sacrifice de son père par Rudra, sa non-soumission à son époux est mise en évidence. Elle a la liberté intellectuelle de ne pas accepter l’action de son époux et de manifester sa révolte par l’abandon de celui-ci. Si elle choisit en même temps d’abandonner son corps, c’est pour permettre au récit d’exposer complètement le tattva, le principe de la déesse, en prenant une naissance en tant que sthūla sharira, corps concret. Mais elle l’avait déjà abandonné pour s’adonner à l’ascèse. Elle n’est pas soumise à l’énergie masculine, elle n’est pas soumise au témoin universel, elle n’est soumise à rien ni à personne. 

Ensuite, lorsqu’elle choisit, en tant que fille de la montagne, de tendre la main au brahmane, le texte montre son indépendance par rapport à l’autorité paternelle et à l’ordre social. La réflexion qu’elle se tient à elle-même, aux versets 16/17/18 du chapitre 22, montre sa connaissance des canons sociaux, mais elle décide de passer outre au profit du bon sens : 

«` Je touche le Seigneur des montagnes, le considérant comme mon père, et Śankara qui est (était et sera) mon époux. Comment pourrais-je, purifiée par les pénitences, toucher le brahmana ? 16

Si je ne le tire pas hors de l’eau et de la gueule du crocodile, je serai sans doute une brahmanicide. 17

D’un autre côté, si je le sauve du crocodile, je perdrai mon chaste statut. Mais je ne peux être tueuse de brahmane.` Disant cela, elle se précipita vers les eaux. 18 »

Elle préfère le bon sens et la bonté, aux règles de la société, et même à son propre statut qu’elle accepte de sacrifier. Encore une fois, elle ne se soumet à aucune autorité que celle du raisonnement et du bon sens.

En cela le texte se détache de la mouvance patriarcale de la société indienne et nous révèle que Śakti, la déesse, l’énergie consciente, la créatrice de toute chose n’est pas secondaire par rapport à un pouvoir supérieur. Elle est elle-même le pouvoir supérieur qui ne doit son existence et son action à rien d’autre qu’elle-même. Ce point, bien que le Varāha Purāņa, de par son titre semble se placer dans la littérature Vaiṣņava, à la gloire de Viṣņu, affiche une philosophie largement inspirée de la tradition śakta qui regarde la déesse comme la divinité suprême et non l’énergie d’un dieu-conscience mâle.

Le mariage de Śiva et Gaurī

Cet évènement est célébré à travers nombre de textes et de chansons, mais aussi de célébrations à travers l’Inde. Il représente la grande union des principes éternels.

«Parvati couvrant le visage de Shiva avec ses nombreuses mains pour jouer avec ses fils», Jaipur, Rajasthan, fin XVIIIe s., National Museum Collection, New Delhi

Il réunit les notions de Brahman impersonnel, dépourvu de tout principe créateur, et la notion de création comprenant Prakŗti, la nature active, et Puruṣa, la conscience témoin. Car, si de certains points de vu Śiva représente Puruṣa et Gaurī incarne Prakŗti, le śivaisme présente Śiva comme le Brahman lui-même et comme Puruṣa, les deux à la fois, et Gaurī comme Maya et Prakŗti. Et la tradition śakta présente Gaurī comme à la fois le Brahman et Maya, et Prakŗti, tout à la fois. Le mariage entre les deux représente donc l’unicité indivisible de tous ces tattvas.

Il est le lien entre la notion de Brahman et celles de Puruṣa et Prakŗti. Il transcende toutes les dualités, même celle, si subtile, qui sépare le Brahman de l’advaita vedanta de la création.

Ce mariage est la réconciliation de tous les principes cosmiques et de l’absolu qui transcende les principes cosmiques. Il ne laisse place à aucun type de dualité, si subtile soit-elle.

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