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La connaissance en Ayurvéda

L’Ayurvéda est-elle une science ? Si l’on admet comme matériau de la science moderne des données quantifiables et répétables, alors non, l’ayurvéda ne sera jamais une science. En effet, on ne peut mesurer une quantité en gramme ou en litre de doshas dans le corps. On ne peut pas non plus conseiller un remède universel qui serait destiné à soigner une maladie en particulier. L’approche ayurvédique n’est pas quantitative mais qualitative. Et si des études scientifiques évaluent aujourd’hui dans des journaux à comité de lecture l’effet biologique de techniques ayurvédiques ou de plantes de la pharmacopée indienne, il n’en reste pas moins qu’on ne saurait définir l’Ayurvéda et son modèle théorique comme une science. L’approche ayurvédique est-elle pour autant irrationnelle ? Non.

Les moyens de connaissance

Les philosophes de l’antiquité indienne se sont penchés sur le statut de la connaissance et ont définit des moyens, ou « preuves » permettant d’affirmer la véracité d’un argument : les pramāṇa. Les médecins ayurvédiques de l’antiquité se sont emparés de ces catégories « épistémologiques » afin de baliser la démarche ayurvédique, et de rendre intelligible son étude. La connaissance ayurvédique est donc hiérarchisée et tout n’a pas la même valeur, le même poids en terme de véracité. Caraka (CS, Su 11, 17) reconnaît quatre pramāṇa à l’Ayurvéda : l’instruction du référent (āptōpadēśa), l’observation (pratyakṣa), l’inférence (anumāna) et le raisonnement (yukti). 

Le sage et l’autorité des écritures

Caraka place la barre très haute en ce qui concerne l’enseignant, c’est à dire le référent dont la parole fait autorité : dénué de rajas et de tamas, il possède la connaissance du passé, du présent et de l’avenir, il est éveillé, sa parole est véridique, sans doutes possibles (CS, Su 11, 18-19). Cela est à mettre en perspective avec l’attitude de l’apprenant : il part du principe que l’enseignant sait, et que si ce qu’il dit lui semble faux, ce n’est pas le maître qu’il faut accuser d’incompétence ou de mensonge, mais sa capacité à saisir l’enseignement. Le débat n’est pas encouragé dans l’apprentissage traditionnel puisqu’il relève de rajas, donc d’une forme d’orgueil et d’une volonté de confrontation, tandis que le doute lui, mène à la confusion et obscurcit la clarté mentale. Ces notions peuvent effrayer le moderne, au moins l’agacer, tant cette démarche est à rebours de la science moderne, basée elle sur le doute et la confrontation d’idées. Suśruta, des siècles plus tard, choisit d’établir lui comme pramāṇa l’autorité des écritures (āgama). Son commentateur Ḍalhaṇa précise qu’il s’agit de l’autorité des Védas (SS, Su 1, 16). Cela signifie que la connaissance ayurvédique ne saurait contredire les Védas et leurs enseignements pour s’avérer véridique. Vāgbhaṭa ira dans le même sens. Il est intéressant de noter cette bascule chez Suśruta. D’une part, dans la liste des pramāṇa qu’il énumère, l’observation directe est première. D’autre part, on passe de l’autorité de l’enseignement oral, du témoignage d’un référent qualifié, à celle d’écritures. Il est clair qu’avec le temps, la triade fondamentale (Bṛhat trayī) a finit par s’imposer comme autorité évidente en matière d’apprentissage et d’exercice de l’Ayurvéda. 

L’observation directe

C’est dans la grande tradition des philosophies de l’antiquité indienne, la seule source de connaissance valide pour l’école Cārvāka dîtes matérialiste et athée. « Je ne crois que en ce que je vois », voilà comment pourrait se résumer la proposition. Sans résumer la connaissance à l’observation, toutes les autres écoles philosophiques la reconnaissent comme pramāṇa. De nombreuses définitions de l’observation, pratyakṣa, existent chez les philosophes indiens. Caraka (CS, Su 11, 20) en donne une cognitive adaptée à la clinique et affirme qu’elle résulte du contact mutuel entre le Soi, les sens, le mental et les objets perçus (ātmēndriyamanōrthānāṁ). 

L’inférence

Caraka (CS, Su 11, 21-22) explique l’inférence en en discernant la temporalité et donne divers exemples pour l’illustrer. La présence d’un feu est inféré par l’observation de fumée : l’inférence se fait dans l’instant. La reproduction est inférée par la grossesse d’une femme : c’est l’acte passé qui est inféré. Enfin le futur : une graine indique la plante qui en germera. L’inférence est basée sur des observations répétées. En terme médical, l’inférence est donc un outil diagnostic et pronostic.

Le raisonnement

C’est la connaissance résultant de l’accumulation de plusieurs facteurs causaux. Le raisonnement permet d’établir la logique d’un processus puisque l’intellect a besoin de plusieurs facteurs pour en déterminer la réalité. Caraka emploie un exemple parlant : de l’eau, un terrain, des graines et la saison dans laquelle elles sont plantées, permettent d’envisager un champ. Le terme de yukti pour définir un raisonnement est propre à la tradition médicale : il est adapté à une logique multifactorielle et à l’usage « en tiroir » d’observations et d’inférences, confrontées au regard du maître expérimenté et à l’autorité des écritures médicales classiques. D’ailleurs, le commentateur de Caraka, Cakrapāṇidatta, explique qu’on ne peut pas considérer yukti comme un pramāṇa à part entière. Le terme désigne plutôt la démarche ayurvédique dans son ensemble, comparable à une sorte d’enquête. Suśruta ne l’énumère d’ailleurs pas en tant que pramāṇa mais en ajoute un autre, non-reconnu par Caraka autant que par les écoles du Saṃkhyā et du Yoga : l’analogie. 

L’analogie

On pourrait définir l’analogie, upamāna, comme la méthode permettant de déterminer l’existence d’une chose inconnue par comparaison à une autre existante et connue. Suśruta l’emploie dans sa manière de déterminer les différentes constitutions ayurvédiques des individus (prakṛti) en les comparant à des animaux. C’est, pourrait-on dire, le pramāṇa le plus important des médecines ésotériques qui reconnaissent des affinités de formes et de fonctions entre différents objets de la nature en raison de leur « signature ». Par exemple, la forme en cerveau d’une noix indiquerait ses vertus cérébrales. Le comportement apathique et attristé d’un endeuillé, comparable à celui d’un fantôme, indiquerait qu’il en est la victime. L’analogie est ce qui établit des rapports subtils entre différents plans de l’existence, et par voie de correspondance, ce qui permet de dire que tout se retrouve dans tout. C’est aussi la base de raisonnement des médecines que l’on pourrait qualifier d’« idéalistes » qui perçoivent dans les maux physiques, par analogie de langage et jeux de mots, le signe de maux psychiques. Pour Caraka, et l’école classique du Saṃkhyā-Yoga, de telles approches ne sauraient être considérées comme valides : comparaison n’est pas raison ! 

Ces considérations épistémologiques peuvent paraître évidentes autant qu’abstraites, comparativement à l’exercice de l’Ayurvéda et de ses techniques. En réalité, elles ne le sont pas. Ces notions offrent un cadre de raisonnement et d’intervention qui permettent d’affirmer le caractère traditionnel et rationnel de la démarche ayurvédique. Ce cadrage permet de discerner de fait, ce qui relève de la démarche ayurvédique rationnelle, et ce qui relève d’autres méthodes thérapeutiques d’investigation et d’intervention, comme la divination, l’intuition, ou encore le soin énergétique.

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