Tout amateur d’indianisme, que ce soit par le biais de la philosophie, du yoga, de l’art, ou du voyage, aura déjà vu, sinon étudié, des yantras. On les voit, en Inde, peints ou gravés dans des temples, mais aussi sur le petit autel de tout commerçant, portés en amulette, sur des couvertures de livres, ou sur des tentures décoratives. Ils sont en Inde partout présents, et non seulement dans le contexte hindou : les yantras sont utilisés dans les milieux bouddhistes, hindous, musulmans, jaïns, ainsi que dans les sphères du yoga. Certains sont des constructions géométriques, d’autres des dessins accompagnés d’écritures, ou encore des tableaux numériques.
Les yantras apparaissent dans les traditions tantriques. Et finalement le tantra, en Inde, est présent dans la vie de tous. Les pratiques tantriques s’appuient sur deux éléments : le mantra, et le yantra. Il est très fréquent d’entendre énumérer, dans un discours sur le sujet, la trinité « Mantra Yantra Tantra » signifiant que le tantra est constitué des deux premiers et qu’ils sont le moyen de la réalisation tantrique.
Il existe différents types de yantras, il faudra les traiter distinctement car ils ont des buts différents, tout en restant basés sur les mêmes principes actifs. Il existe des yantras d’adoration ou de méditation, ceux dont nous parlerons d’abord, et des yantras que l’on utilise dans l’accomplissement d’actes magiques, que nous aborderons ensuite. Nous commenterons ensuite les différents éléments qui constituent un yantra et leur signification.
La fonction générale du yantra, nous allons le voir, est d’irradier. Il est un catalyseur énergétique composé des éléments qui constituent l’univers en proportions savantes de façon à éveiller telle ou telle forme d’énergie dans l’espace et la conscience.
Dans le cas des yantras liés à une divinité, il est, pour comprendre la science de ces constructions, nécessaire d’accepter l’idée que le yantra est le corps de la divinité. Certains diront le siège ou la demeure, mais cette notion est incomplète. D’ailleurs, on assied le yantra sur un siège lors de rituels. Pour un hindou, le yantra est la divinité. Il est son corps, constitué de formes géométriques comme le nôtre l’est de chair, de sang, d’os, etc.
De même qu’il est dit que le mantra est la forme sonore de la divinité, le yantra est sa forme visuelle. Nous développerons cela ultérieurement.
Le mot « yantra »
» यच्छति त्रायते चेति यन्त्रं »
« Yacchati trāyate ceti yantram »
« Ce qui donne et protège, cela est le yantra. »
Cette définition sanskrite du yantra, nous révèle également son éthymologie : यच्छति (yacchati) tient pour la racine Yam, et त्रायते (trāyate) pour Trāṇ.
Le mot ‘yantra’ est formé à partir des racines ‘yam’, dont le sens peut être « supporter, soutenir l’essence d’un concept, contrôler, lier, influencer, ou encore, espace clos, chambre intérieure », et ‘trāṇ’ qui signifie « protéger ou traverser ».
Dans la vie courante, le mot yantra trouve, en Hindi, un sens pragmatique : on l’utilise pour désigner outils et machines industrielles. Mais là n’est pas le yantra de notre propos.
Au-delà de la sémantique, le yantra est, en contexte religieux, une construction visuelle particulière, géométrique ou non, composée de points, de lignes, de cercles, de carrés et de triangles, de lettres et de nombres. Il existe différents types de yantras, nous les évoquerons par la suite. Mais nous pouvons déjà distinguer deux grandes catégories de yantras : les yantras qui abritent la divinité, auxquels un culte est rendu et qui servent dans la progression spirituelle de l’aspirant ; et ceux qui ont une utilité magique de type sorcellerie (sans connotation négative). Il est également très fréquent que des yantras appartenant au premier groupe soient utilisés de façon pratique pour des actes semblables à ceux du second groupe. Mais le contraire ne se peut pas.
On s’accorde souvent à dire qu’un yantra est construit comme une maison, dans le sens qu’il possède des portes et que la divinité se trouve en son enceinte, ce qui aussi induit des idées d’espace clos et chambre intérieure. De là vient la signification, il s’agit d’amener la grande figure, l’espace de vie, sous contrôle. Certains yantras, ceux dont l’utilité est magique, ne s’apparentent pas graphiquement à une maison : ils ne possèdent ni directions ni portes ; ils n’en visent pas moins à amener l’espace sous contrôle.
Yantras des divinités :
Il est dit que comme un humain vit dans sa maison, les dieux et déesses demeurent dans leur yantra.
On parle de demeure car la divinité du yantra est essentiellement située dans le bindu, le point central. Les côtés extérieurs de la construction sont chacun pourvu d’une porte, et des gardiens sont attribués à chaque direction. Enfin, l’idée que les divinités secondaires, celles qui constituent l’entourage de la divinité tutélaire, sont également installées dans le yantra, appuie encore cette comparaison, comme un roi et sa cour. Et ce qui parachève de justifier cette comparaison, c’est l’idée que lors du prāṇāpratishtha (cérémonie lors de laquelle on insuffle le prāṇā ou force vitale, dans le yantra), on invite la divinité dans le yantra. On peut alors comprendre que le yantra est un support, un siège.
Cette analogie, bien que certains sens du mot ainsi que la forme générale la soutiennent, reste insuffisante pour saisir ce qu’est un yantra. Le yantra ne représente pas des chambres et une maison, il n’est pas non plus un siège, ou bien de la même façon que le corps humain est un siège pour le prāṇā et même pour l’individu. Si le corps humain est un siège pour la conscience et la personne, alors on peut dire que le yantra est un siège. Car le yantra est vraiment le corps physique, mais non exclusif, de la divinité. Il représente l’essence de la divinité ainsi que ses pouvoirs, ses qualités, les implications philosophiques de ses attributs, ainsi que sa retenue c’est-à-dire les divinités qui personnifient ses différentes qualités, des aspects partiels d’elle-même. En tant que telles, elles ne sont pas différentes d’elle. De la même façon que la main n’est pas différente du corps et que les qualités psychiques d’un individu sont des aspects de qui il est. C’est bien la seule divinité, entourée de ses différentes qualités, qui est présentée par le yantra ou incarnée par le yantra.
Bien plus qu’un simple objet physique, ou un dessin, le yantra est la forme graphique correspondant à la vibration de la divinité et de son mantra. De même que le mantra est vraiment la divinité sous forme sonore, le yantra est la divinité sous forme graphique.
Il est dit dans les Shastras :
यन्त्र मन्त्रमय प्रोक्तम् मन्त्रात्मा देवतैत हि
देहात्मनोर्यथा भेदो मन्त्र देवतयोस्था
Yantra mantramaya proktam mantrātmā devataita hi
Dehātmanoryathā bhedo mantra devatayosthā
Le yantra est dit constitué de mantra, le mantra est l’âme de la divinité.
Le même rapport est entre le corps et l’âme ou le mantra et la divinité.
Les yantras des divinités n’ont pas été dessinés par main d’homme, ils ont surgi de la conscience sous la forme qu’on leur connaît. Ils se sont révélés aux sages et aux rishis des temps anciens. Le yantra n’est pas distinct de la divinité ni du mantra. On sait aujourd’hui que la vibration des sonorités forme des motifs géométriques sur un support adéquat comme l’eau, le sable, mais aussi le mental et l’esprit. Il faut voir le même rapport entre le mantra et le yantra. On appelle le phénomène de la forme créée par le son, la cymatique. Dans le cas des yantras, les formes naissent sur l’écran de la conscience du fait de la vibration du mantra.
La ligne est le développement du point, l’élément fondamental de la nature. Lorsqu’une perturbation se produit en l’imperturbable Śiva, représenté par le point, une vague se forme, une vibration : si le point s’agite, une ligne apparaît. Elle n’est pas à proprement parler une perturbation, elle est Śakti. Elle se développe ensuite pour apparaître comme l’état de l’activité diversifiée. Ces lignes manifestent la danse intime de Śiva et Śakti . Le monde du yantra est bien loin de l’univers des mots : il plonge directement l’esprit dans cet état de conscience.
Le yantra est bien plus qu’une figure géométrique ou même un support de méditation.
En d’autres termes, le yantra est l’objet du rituel mais non en tant qu’objet. Les traditions tantriques regardent un yantra qui est investi du prāṇā (énergie vitale) de la divinité, comme le corps même de la divinité. Le yantra existe comme le corps de la divinité de deux façons : la naissance même de son graphisme en tant que forme immatérielle de la vibration divine, puis par le prāṇāpratishtha qui établit le dieu dans l’objet qui devient vivant, animé par le prāṇā.
Le Kularnava Tantra révèle ainsi la grandeur du yantra :
यमभूतादि सर्वेभ्यो भयेभ्योऽपि कुलेश्वरि।
त्रायाते सततंचैव तस्माद् यंत्रमितीरितं ।।
काम क्रोधादिदोषोत्य सर्वदुखनियंत्रणात।
यंत्रमित्याहुरेतास्मिन् देवः परीणाति पूजितः।।
yamabhūtādisarvebhyo bhayebhyo’pi kuleśvari |
trāyate satatañcaiva tasmād yantramitīritam ||
kāma krodhādidoṣotya sarvaduḥkhaniyantraṇāt |
yantramityāhuretasmin devaḥ prīṇāti pūjitaḥ ||
« Le yantra protège du dieu des enfers, des fantômes et des autres ; il éloigne également toutes les peurs. Hé, Kuleshwari ! On le nomme yantra car il assure toutes protections. Le yantra permet de contrôler les souffrances dues aux passions telles le désir et la colère. La divinité, adorée de cette façon, sera aussitôt satisfaite. »
Dans la tradition tantrique, le culte du yantra est essentiel. Il est dit :
सर्वासामेव सिद्धिनाम यंत्रसाधनम उत्तमं।
द्वारं शस्त्रेषु संप्रोक्तं तस्मात् तत् परिशील्यताम्।।
sarvāsāmeva siddhināma yaṃtrasādhanama uttamaṃ।
dvāraṃ śastreṣu saṃproktaṃ tasmāt tat pariśīlyatām।।
“La Yantra sādhana (pratique) est suprême dans l’acquisition de tous les accomplissements,
Examine cette déclaration des śastras. »
Ces yantras avec leurs figures géométriques agrémentées de mantras, de bījams, ou de numéros, décrivent de façon codifiée les attributs de la divinité concernée. Leur utilité première est la sādhana, la pratique spirituelle, l’adoration, et l’assimilation de la conscience à la divinité. Ils doivent être éveillés par un rituel, le prāṇāpratishtha, lors duquel le prāṇā, le souffle vital est invoqué et est invité à s’établir dans le yantra. On éveille alors ses cinq sens comme s’il s’agissait d’une personne. Il devient la forme de la divinité. Il canalise l’énergie de la divinité et l’inscrit dans la matière de façon compréhensible pour la conscience non mentale et, dans le même temps, théorisable par le mental. Il est en quelque sorte un lien entre le mental et le supra-mental, et les modalités supérieures de conscience. Il rayonne alors dans l’espace physique et dans l’espace intérieur du sādhaka.
Le yantra agit comme un réceptacle émetteur : il est lié à une fréquence énergétique précise, celle de la divinité, qu’il diffuse dans l’espace-conscience, cidākasha, et dans l’espace physique. Les expériences liées à la cymatique le démontrent : la vibration est créatrice de formes. La figure ainsi créée est la manifestation de la vibration dans la matière et dans l’esprit. On penser que ladite forme continue de rayonner autour d’elle, et dans la conscience du sādhaka, cette même vibration.
Ce yantra sera l’objet d’adorations, de pūjā, de divers rituels et de méditations, et le pratiquant en recevra les bénédictions correspondantes. Plus loin dans la pratique, il y aura identification entre le yantra et le corps du sādhaka qui alors comprendra que le yantra est une image de son corps/énergie/conscience. Il saura que son corps est le véritable yantra, et il intériorisera tous les rituels et toutes ses pratiques. Il prendra conscience de la non dualité méditant-objet de méditation. Le sādhaka est alors identifié à la divinité.
Ces yantras peuvent également entrer dans la réalisation d’actes magiques des plus simples aux plus complexes. On fait alors appel aux énergies de la divinité dont l’action naturelle apportera tel ou tel bienfait. Les yantras des divinités mineures, liées aux astres ou aux créatures psychiques (Ḍākinī , Yākinī, Gandharva, Apsara etc) ne seront utilisés qu’à des fins pratiques et non de réalisation du Soi, tandis que ceux des divinités majeures (Śiva, Hanūmān, Kālī , Tripurasundarī etc) entreront dans les pratiques de connaissance de l’âme comme dans des actes magiques.
Ce type de yantras, corps de la divinité, serviront également pour bénir un lieu, pour effacer des vibrations néfastes, pour apporter richesses, succès ou tout autre bénédiction mondaine. On les placera dans les fondations d’un bâtiment religieux ou séculaire, dans les maisons, dans les temples, dans les commerces, en tout lieu que l’on souhaite positif et porteur de réussite. Dans tous ces cas de figures, leur utilisation s’apparente à de la sorcellerie. Leur efficacité dépend aussi de rituels d’activations et d’une brève sādhana à but matérialiste.