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Garuḍa, l’aigle de Viṣṇu

Symbole d’une force et d’une vélocité incomparable, le roi des oiseaux, Garuḍa, Viṣṇuvāhana, le véhicule de Viṣṇu, orne les armoiries des dynasties royales d’Asie du Sud. Une compagnie aérienne indonésienne porte même son nom. Qui est donc cet être légendaire dont des pratiques de Yoga portent le nom ?

Certains savants voient en Śyena, l’aigle des Védas qui fit descendre le nectar céleste sur Terre, une préfiguration de Garuḍa. Le dieu ailé est d’ailleurs appelé dans les Védas Garutmān. D’après les légendes hindoues, dont le Mahābhārata, Vinatā, épouse du sage Kaśyapa, enfanta Aruṇa, l’aurore, et Garuḍa. Concurrente d’une autre de ses épouses, Kadrū, la mère des serpents, elle fut réduite en esclavage grâce à un subterfuge de cette dernière. Les deux femmes se querellèrent au sujet de la couleur des chevaux du char solaire, ou selon une autre version, du cheval Uccaiḥśravas, fruit du barattage de l’océan de lait. Kadrū paria sur le noir mais elle avait tort. Pour se donner tout de même raison, elle envoya un de ses fils serpents cracher son venin noir ou, selon une autre version, s’accrocher à la queue du cheval, pour le faire paraître noir. Vinatā fut ainsi vaincue et accepta d’être l’esclave de Kadrū et de ses fils, au grand malheur de Garuḍa, qui se jura de délivrer sa mère.

Garuḍa négocia avec les serpents : pour délivrer Vinatā, ils exigèrent comme tribut le nectar d’immortalité, l’amṛta. Après de nombreuses péripéties, Garuḍa s’introduisit dans le royaume d’Indra, affronta les dieux et s’empara du pot de nectar, sous l’œil admiratif de Viṣṇu. Bien que foudroyé par l’éclair d’Indra, le roi des cieux loua son courage et son dévouement envers sa mère, et lui fit promettre de ramener le pot. Garuḍa obtint de Viṣṇu ou d’Indra, selon les versions, le pouvoir de se nourrir des serpents. Lorsqu’il leur ramena le pot, Indra en profita pour le récupérer pendant qu’ils faisaient leurs ablutions. Ils ne purent que lécher les quelques gouttes tombées sur l’herbe Kuśa, ce qui leur fendit la langue en deux. Une parole est néanmoins une parole : le contrat était rempli, et Kadrū libéra Vinatā. Garuḍa acquit sa réputation de héros et eu l’honneur de devenir le véhicule de Viṣṇu. Par son pouvoir de les dévorer, il devint la terreur des serpents.

Le conflit entre oiseaux et serpents, symbole de nos luttes intérieures ?

L’antagonisme entre oiseaux et serpents est un «mythème» à la source de bien des légendes de l’humanité. Les serpents qui rongent les racines de l’arbre cosmique Yggdrasil dans les mythes scandinaves sont à leur tour dévorés par les oiseaux qui s’élancent des branches supérieures à leur poursuite. La figure de Garuḍa évoque aussi les chérubins de la Bible, dont les représentations ancestrales assyriennes en font des chimères ailées, flanquées d’yeux d’après la vision d’Ézéchiel. Certaines saintes chrétiennes, comme Hildegarde de Bingen, ont également des visions d’êtres ailés, au visage de jeune homme, cuirassés d’écailles et aux pattes de lion. N’est ce pas d’ailleurs l’ange Michel qui dans l’apocalypse combat et terrasse le grand dragon, «l’antique serpent»? Cette guerre immémoriale, fratricide, entre oiseaux et serpents, ne figure-t-elle pas l’antagonisme entre deux forces opposées de la nature: une force chtonienne, archaïque, nocturne, informelle et brute, contre une force céleste, éprouvée, lumineuse, ordonnée et raffinée? N’est ce pas le symbole de la guerre intérieure immémoriale qui oppose le sauvage et le civilisé, l’animal et le divin, en nous?

Garuḍa dans le Yoga et la médecine indienne

Concernant le Yoga, le sage Vaśiṣṭha nous met sur la piste de ce que peut être Garuḍa du point de vue de l’alchimie interne en relatant à Rāma son expérience : 

pavanavahanasaṃniveśanānāsuhayapayodharadehakairanekaiḥ |
gajahariṇamṛgendravṛkṣavallīmṛganagapannagapakṣibhiḥ parītam ||

gaganamavanitaḥ sametya vahnervaravibhavena jagatyanantakośam |
kvacidahamabhito didṛkṣuragre sṛta uragāśanavadvalādavidyām || 

«Je suis entré dans un véhicule aérien et je fus emporté dans les régions supérieures d’où je contemplais de cette station, d’innombrables éléphants, chevaux, lions et daims, des arbres et des forêts emplis de bêtes et d’oiseaux. Je suis monté de la terre au ciel, et par la faveur du feu, j’ai atteint l’espace infini, approchant, tel le dévoreur de serpent, j’ai pu contempler l’étendue de l’ignorance. » (Yogavāsiṣṭha 7.132.9-10)

L’aigle serait donc le véhicule aérien qui permet de s’élever dans les régions supérieures, et au-delà de l’influence du devenir. Selon cette indication, Garuḍa pourrait très bien être le prāṇa, le souffle vital, qui s’élève dans le corps pour atteindre les cimes de l’âme. Il est le véhicule de Viṣṇu, de Dieu en chaque chose, en ce que le prāṇa dans le Yoga est en quelque sorte le souffle divin. Kṛṣṇa dans la Bhagavadgītā (10.30) ne dit-il pas: «vainateyaś ca pakṣiṇām» (des oiseaux, je suis Garuḍa – fils de Vinatā)? Le Garuḍamūdra, qui consiste en un étirement des doigts de la mains qui forment comme deux ailes attachées par les pouces, a d’ailleurs comme fonction physiologique d’ouvrir les alvéoles pulmonaires et donc de faciliter la respiration. 

On peut aussi comprendre la médecine de Garuḍa du point de vue du yoga thérapeutique (Yogacikitsā) comme la manière dont le prāṇa peut dénouer les nœuds énergétiques (granthi) qui empoisonnent potentiellement le corps et l’esprit, qui font penser à d’innombrables entrelacs de serpents venimeux. Dans la thérapeutique tantrique, on invoque Garuḍa par des mantra et des yantra dans le but de se prémunir des morsures de serpents, mais aussi contre l’influence des serpents (nāgagraha) sur le mental, que l’on peut associer, avec certaines précautions, à une forme de traitement symbolique traditionnel de troubles psychiques. Dans la pharmacologie ayurvédique, Garuḍa est le saint patron de la toxicologie, appelée Agadatantra ou Garuḍatantra, qui consiste à neutraliser le poison des plantes toxiques et à obtenir des antidotes aux venins. 

Garuḍa est une figure majeure non seulement dans l’hindouisme, mais aussi dans le bouddhisme et dans toute les cultures d’Asie du Sud en général. Les pratiquants du Yoga connaissent aujourd’hui la posture de Garuḍa, Garuḍāsana, comme une posture d’équilibre, où bras et jambes sont entrelacés comme des serpents qu’on nouerait et dénouerait. La Gheraṇḍasaṃhitā nous en décrit une variante sans pour autant expliciter ses effets : «Se tenir (debout) en pressant fortement les uns contre les autre, mollets, cuisses et genoux. Placer les deux mains sur les genoux. On appelle cela garuḍāsana, la posture de Garuḍa. » (Trad. Jean Papin, ed. Almora). 

A Vaśiṣṭha de conclure en comparant le Yoga à l’effet antitoxique d’un mantra de Garuḍa : 

« duḥsahā rāma saṃsāraviṣāveśaviṣūcikā |
yogagāruḍamantreṇa pāvanena praśāmyati ||

« Rāma ! La douleur intense causée par le poison de ce monde n’a pour remède que le Yoga, de la même manière que l’antidote du venin de serpent est le Garuḍa mantra » (Yogavāsiṣṭha 2.12.10)

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