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Dattātreya (partie 1)

Parmi tous les personnages remarquables du panthéon des sages de l’Inde, Dattātreya possède une aura particulière. D’aspect anthropomorphique, son apparence ne surprend que par la présence de trois têtes dont le front de chacune est affublé d’un symbole rappelant Brahmā, Vișņu ou Śiva, et de ses six bras qui renvoient aux six darshanas, les six systèmes philosophiques. Dans ses mains, il tient le pot à eau et le rosaire, le Sudarśana cakra, la conque, le trident, le damaru. Ces attributs sont, par deux, ceux des trois mêmes dieux. Il est le plus souvent représenté entouré de quatre chiens qui renvoient aux quatre Védas, aux quatre états de conscience, aux quatre shaktis (icchā, jnāna, kriyā et parā) et rappellent sa vision au-delà du pur et de l’impur, et d’une vache qui représente le dharma qui nous soutient et nous nourrit. Voilà la représentation courante que l’on connaît de ce divin sage. Parfois, il tient une masse (attribut de Vișņu), ou une main en var mudra (qui accorde les souhaits, la bénédiction) et une autre en abhaya mudra (qui ôte la peur).

Des représentations plus anciennes le présentent souvent vêtu d’un simple langota, conformément à son épithète de Digāmbar, celui qui est vêtu des directions.

Une méditation sur Dattātreya, au commencement du Shrī Guru Caritra, nous fournit une description de cet homme énigmatique :

बालार्कप्रभमिन्द्रनीलजटिलं भस्माङ्गरागोज्ज्वलं। Bālārkaprabhamindranīlajațilam bhasmāngarāgojjvalam.

शांतं नादविलीनचित्तपवनं शार्दूलचर्माम्बरम्॥  Śāntam nādavilīnacittapavanam śārdūlacarmāmbaram.

ब्रह्मजैः सनकादिभिः परिवृतं सिद्धैः समाराधितं। Brahmajaih sanakādibhih parivŗtam siddhaih samārādhitam.

दत्तात्रेयमुपास्महे हृदि मुदा ध्येयं सदा योगिभिः॥ Dattātreyamupāsmahe hŗdi mudā dhyeyam sadā yogibhih.

« Brillant comme le soleil levant, de la couleur du saphir, portant les cheveux en tresses emmêlées, ses membres splendides couverts de cendres.

Paisible, l’esprit pur et immergé dans le son non frappé, vêtu d’une peau de tigre.

Entouré des fils de Brahmā, Sanaka et les autres, et adoré par les siddhas.

Je garde dans mon cœur le souvenir de Dattātreya qui est l’objet de la méditation constante des Yogis. »

Cette description met en évidence la gloire de Dattātreya et le place au premier rang parmi les sages védiques.

Particulièrement cher à certains groupes d’initiés, il est respecté et célébré dans tout le sous-continent. Bien qu’il ait vécu aux temps védiques, il restera une figure majeure et anachronique (nous verrons pourquoi) de nombreuses traditions indiennes et gardera une influence vivante jusqu’au Moyen-Age; on pourrait même dire jusqu’à aujourd’hui.

Pour certains il serait né au Cachemire, pour d’autres au Népal. Il y a, en Uttaranchal Pradesh, un ermitage portant le nom de sa mère Anasūyā, et où elle aurait vécu. Il est donc probablement né quelque part entre Le Népal et le Himāchal Pradesh.

Son nom apparait tout d’abord dans la Jābāla Upanișad que l’on date entre -300 et 300 de notre ère dans une liste de Paramahansas, sages parfaits immergés dans l’unité divine, dont le comportement est insaisissable. Il est dit d’eux : « Bien qu’ils ne soient pas fous, ils agissent comme s’ils l’étaient. » (4,7). Et encore : « (…) ils recherchent l’Atman. Ils se promènent nus, sans rien posséder ; ils sont libres des paires d’opposés, et sont bien entraînés dans le vrai chemin de Brahman ; ils sont purs dans leurs pensées et entretiennent leur corps en acceptant des aumônes volontaires (…). » (4,8). Nous y avons de précieux éléments concernant son mode de vie. Il était, comme d’autres sages, libre des conventions sociales. Ils avaient offert leur cordon sacré aux eaux de la rivière avec leurs maigres possessions, et erraient le regard fixé sur le Brahman. Les érudits occidentaux le rattachent à un supposé avadhūta sampradāya.

C’est à travers les Purānas, et d’abord le Mārkandeya Purāna, que de nouveaux éléments viendront jusqu’à nous.

Dattātreya, fils d’Atri et Anasūyā, apparaît, selon les écritures, dès l’âge de Satya yuga. Atri est un rishi, un sage, des temps de la révélation védique. Il est l’un des Saptarishis, les sept rishis nés de l’esprit de Brahmā, le Créateur, et on lui attribue la rédaction du cinquième mandala du Rigveda. Il était un homme très pieux constamment immergé dans l’accomplissement de tapas (ascèses).

Anasūyā est la petite-fille, ou la fille selon les sources, du Swāyambhuva Manu, fille de Devahūti et du sage Kardama. Son frère est Kapila Muni, penseur de la philosophie du samkhyā et auteur des Kapila Sutra, qui fut aussi son maître. Elle est une femme très pieuse, entièrement dévouée à son époux. Elle maintenait le vœu de pativratā qui consiste à respecter son époux comme dieu, et on la nomme Satī Anasūyā, indiquant qu’elle est montée vivante sur le bûcher funéraire de son défunt mari. Elle accomplit elle-même de grandes austérités de son vivant et possède de nombreux pouvoirs.

Selon les Purānas, Atri et Anasūyā étaient dépourvus d’enfants. Ils s’adressèrent au trois dieux Brahmā, Vișņu et Śiva, et demandèrent un fils. Certaines versions racontent qu’ils demandèrent un fils du meilleur des trois dieux ; ce à quoi les trois répondirent qu’ils étaient tous trois égaux, que leurs rôles étaient également importants et qu’ils échangeaient leurs rôles dans les différents cycles de création. Chacun d’entre eux est le Brahman indifférencié. Ils lui accordèrent chacun un fils : de Brahmā le fils serait la lune, Chandra ; de Vișņu, Dattātreya; et de Śiva, le sage au tempérament de feu Durvāsa.

On trouve de légères variantes d’un texte à l’autre : il est parfois écrit que les dieux se manifestent en réponse aux ascèses de Atri comme dans la plupart des Purānas. D’autres fois, ils réagissent à la parfaite dévotion de Anasūyā envers son mari, c’est le cas dans Le Śrī Guru Charitra, de Saraswatī Gangādhar, où les trois dieux, venus tester la piété et la fidélité d’Anasūyā, se changent en trois bébés. On peut aussi lire que leurs austérités communes plurent aux dieux.

Dattātreya est né. Son nom signifie « Donné à Atri ».

En analysant les noms de ses parents, on peut dégager un sens. Atri signifie « dépourvu des trois », des trois gunas. Il est un sage exemplaire qui ne s’adonne à aucune tendance. Il demeure libre des trois qualités. Anasūyā signifie « dépourvue de jalousie ». Selon le Varāha Purāna, asūyā, la jalousie, est le huitième ennemi intérieur et il s’appuie sur les 7 premiers :

कामक्रोधस्तथा लोभो मदो मोहश्च पञ्चमः। Kāmakrodhastathā lobho mado mohaśca pancamah.

मात्सर्यं षष्ठमित्याहुः पैशुन्यं सप्तमं तथा।  Mātsaryam șașțhamityāhuh paiśunyam saptamam tathā.

असूया त्वष्टमी ज्ञेया इत्येता अष्टमातरः  Asūyā tvașțmī jneyā ityetā așțamātarah.

« Désir, colère, avidité, intoxication, inabilité à discriminer, sont les cinq (ennemis).

L’envie est le sixième, et la méchanceté le septième.

La jalousie est le huitième. Les savants traversent ces huit. »

Anasūyā est donc dépourvue de désir, colère, attachement, et de toute tâche, libre de tout ennemi intérieur. C’est dans ces conditions seulement qu’elle est digne de recevoir la conscience de Datta.

La conscience de Datta, le Datta Tattva (le principe de la conscience de Datta) ne peut se manifester que dans un esprit totalement purifié. Seul un sādhaka, un aspirant, qui n’est attaché à aucun guna, et dont l’esprit n’est teinté par aucune souillure, celui-là est digne d’incarner l’union de toutes les qualités, à la fois avatar de Vișņu et de la Trimūrti, et donc du Brahman.

Datta aurait accompli douze mille années d’ascèses sur le mont Girnār, dans le Gujarat. On y révère encore ses Saguna Pāduka, ses sandales avec forme.

Le Mārkandeya Purana consacre plusieurs chapitres à notre protagoniste et, s’il contient, quant à sa naissance un récit semblable à celui, plus tardif, du Bhagavata Purāna, il contient aussi des éléments exclusifs qui du reste s’accordent avec d’autres traditions indiennes tantriques et aghories.

Dattātreya y est présenté comme né de Vișņu, mais aussi comme Vișņu lui-même :

विष्णुर्दत्तात्रेयोऽभ्यजायत॥१०२॥ Vișņurdattātreyo’bhyajāyata. 102

Vișņu prit naissance sous la forme de Dattātreya. (Mārk. Pu. 16, 102)

दत्तात्रेय प्रजाः पति दुष्टदैत्यनिबर्हणात्॥१०४॥ Dattātreya prajāh pati dușțadaityanibarhanāt. 104

शिष्टानुग्रहकृद्योगी ज्ञेयश्चाश स वैष्णवः। Śișțānugrahakŗdyogī jneyaścāśa sa vaișņavah.

Dattātreya protège les créatures de la destruction par les vilains daityas. 104

Il est connu comme Vișņu fait yogī pour accorder sa grâce. (Mark. Pu. 16, 104)

Selon la Dattātreya Upanișad, Vișņu affirme être Datta. Puis à la fin du texte, l’avatar est salué de « Om namah Śivāya », révélant qu’il est Śiva tout autant que Vișņu. Après tout, il est la Trimūrti à lui seul.

Dans la seconde partie, il sera question de l’enseignement de Dattātreya, avec ses vingt-quatre gurus et nous comprendrons pourquoi Dattātreya est un Seigneur du Yoga.

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