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Tantrisme, bouddhisme et manichéisme, l’étrange destin d’un syncrétisme historique

Dans les milieux traditionalistes, le syncrétisme, qui est un « mélange » d’influences religieuses diverses, est généralement décrié, et relégué au rang de « bricolages» new-age n’ayant peu si çà n’est rien en commun avec une voie initiatique authentique. C’est en fait, un point de vue doctrinal très répandu parmi les orthodoxes des religions. Un argument revient souvent : l’absence d’historicité, d’ancienneté, donc de « tradition » établie aux approches syncrétiques. A travers cet article, nous apporterons des arguments et un exemple contraire à cette opinion. L’autre argument semble plus conséquent : le syncrétisme pose tôt ou tard la question de la cohérence et de la compatibilité des différences ontologiques et anthropologiques, aussi bien dans la théorie que dans la pratique, des diverses sources à laquelle les syncrétismes s’abreuvent. En répondant par les faits au premier argument, nous ne saurions esquiver ce second point. Ce ne sera pas cependant ici, l’essentiel de notre développement. 

Hindouisme et bouddhisme : le mariage tantrique

L’influence de l’hindouisme sur le bouddhisme n’est pas à démontrer. Le buddha historique était hindou. Le bouddhisme se présente à la fois en continuité et en rupture avec l’hindouisme, de même pourrait-on dire du christianisme vis à vis du judaïsme. La période du développement du tantrisme montre une vague d’influence mutuelle aux alentours de la seconde moitié du premier millénaire : c’est l’apparition du culte des siddha, yoginī, ḍākinī, etc. La vaste influence du bouddhisme sur le territoire indien historique, perdra au cours des siècles de sa puissance, et se réfugiera dans les montagnes himalayennes et au delà. Les maîtres tibétains reçurent les enseignements tantriques de maîtres indiens ou népalais, par exemple Saraha ou Nāropā. On connaît moins le sens d’échange inverse qui consiste en l’introjection d’enseignements et de cultes bouddhiques au sein de l’hindouisme tantrique. Il concerne principalement le culte à la déesse Tārā.

Tārā

Le Rudrayāmala Tantra relate que le sage Vaśiṣṭha tenta de gagner la vision de la Déesse à l’aide des sacrifices védiques orthodoxes, ce qui ne la fit pas apparaître, à son grand désarroi. Il partit donc dans le pays de « Chine » pour recevoir dans une grotte, les enseignements cultuels du Buddha, afin de lui plaire. Il reçut alors la « voie de Mahācīna », qui est associée aux offrandes des cinq « M » (vin, viande, poisson, etc) et par laquelle la déesse Tārā est adorée. La déesse Tārā compte parmi les dix Mahāvidyā. Leur culte constitue l’essentiel de la pratique tantrique hindoue aujourd’hui. Il y a donc dans le culte tantrique hindou, des éléments clairement bouddhistes. La forme de Śiva décrite comme époux de Tārā dans le culte hindou est appelée Akṣobhya, l’Inébranlable. Cela nous renvoie bien-sûr au buddha Akṣobhya de la famille des cinq dhyānibuddha. Dans le yantra et l’adoration du maṇḍala de Tārā, on retrouve également Amitābha et Vairocana, en compagnie de Padmanābha et Śaṅkhapāṇḍura. Si l’épithète de Vairocana a des occurrences dans les Védas comme désignant le Soleil ou un fils du Soleil, son association avec Amitābha montre clairement un enracinement bouddhique à cette vidyā, que la légende de sa transmission nous confirme. Ici, les buddha sont également associés au vajra, qui est dans l’hindouisme l’arme d’Indra, mais prend une signification élargie dans le contexte du bouddhisme tantrique. Les dhyānibuddha Vairocana et Amitābha sont ici intendants de Tārā et de son époux, ṛṣi et transmetteur de la pratique spirituelle : l’Inébranlable, Akṣobhya. Il est dans le Vajrayāna, Ādibuddha, buddha primordial, et maître de l’eau. Tārā aussi, dans sa geste exposée par le shaktisme est associée à l’élément eau : elle est représentée avec des nāga (Akṣobhya est Śiva sous la forme d’un nāga posée sur le sommet de sa tête). Or les nāga peuplent les rivières, lacs et océans. En tant que Bhavatāriṇi, elle est souvent comparée à un navire traversant l’océan des émotions, ce qui indique son rôle de « passeuse »Et son offrande privilégiée, même si c’est souvent au sein de l’ensemble des kulatattva (les articles d’offrande des tāntrika), reste le poisson (matsya). Vairocana le Lumineux, buddha transcendantal du Mahāyāna, se retrouve lui implicitement dans la vidyā de Chinnamastā, une autre des dix Mahāvidyā, puisque dans son mantra elle est appelée Vajravairocani. On voit bien dés lors les voies d’influence du bouddhisme tantrique sur l’hindouisme tantrique. Comparaison n’étant pas raison, peut-on pour autant y voir une similitude d’enseignements, et une identité symbolique ? Il serait étonnant qu’il n’y ait pas de logique à ces correspondances, et voies de transmission de connaissances ésotériques : les déclarer fortuites reviendrait à suspecter de trivialité et d’inconséquence les enseignements de ceux qui ont transmis ces connaissances d’une culture religieuse à l’autre…Il serait bien fastidieux de tenter d’analyser ici, et avouons le, hors de notre portée, les ponts intellectuels réels et spirituels visés. Par ailleurs, nous avons un itinéraire à continuer, qui nous renvoie plus à l’Ouest en Perse, et même au-delà, dans notre bon vieux bassin méditerranéen. 

Akshobhya

Un étonnant passage dans le manichéisme chinois

Il est une autre religion, oubliée et décriée, qui a reçu l’influence du bouddhisme du grand véhicule : c’est le manichéisme. Dans sa forme chinoise tardive, implantée dans le Sud de la Chine, Jésus côtoie Vairocana, et la déesse Quanjing la vierge Marie. Les autorités impériales chinoises ont toléré un temps cette nouvelle religion venue de Perse ayant conquis le cœur des ouïgours, pour finir par l’interdire. Dans les textes manichéens chinois, les cinq bouddha ne sont pas ici directement les dhyānibuddha mais cinq enseignants et prophètes ayant enseigné le salut à une humanité endormie ou même emprisonnée : Narayana, Zoroastre, Bouddha, Jésus, et Mani. On retrouve pourtant bien Amitābha et Vairocona dans le manichéisme oriental. Amitābha tout d’abord, de manière implicite : les épithètes louant le buddha de la Lumière en chinois, sont les même, au mot prêt, que ceux utilisés pour décrire le prophète perse Mani (Voir Nahal Tajadod, Mani le Bouddha de Lumière, les ed. Du Cerf, 1990). Et explicite : Vairocana désigne un instrument du salut des hommes dont nous parlerons : la Colonne de Gloire (d’après Xiohe Ma et al., On the Xiapu Ritual Manual Mani the Buddha of Light, Religions, 2018). 

Le rapprochement entre manichéisme et bouddhisme dit « de la Terre Pure » était tentant : il est question d’un « paradis », d’une terre lumineuse qui serait rejoint par les dévots. Une même hiérarchie des cieux en analogie avec les « corps » du buddha, et les degrés d’éveil, existe aussi bien dans le manichéisme que dans le bouddhisme de la Terre Pure. Et si cinq mondes correspondant aux cinq buddha sont décrits, Mani ne cessera de parler d’un lieu unique fait de lumière, appelé « Royaume », destination finale et retour d’exil de la lumière dispersée sur Terre que chaque être contient (voir Gábor Kósa dans A Manichaean Pure Land: The Buddhicized Description of the Realm of Light in the Chinese Manichaean Hymnscroll, Pure Lands in Asian Texts and Contexts, Hawaï University Press, 2019).

Mani

La correspondance ne se limite pas là. Pour les communautés manichéennes chinoises, Mani représente bien la quintessence des dhyānibuddha, le chiffre cinq étant essentiel dans le manichéisme. Vairocana, le bouddha radiant, correspondrait pour eux à une émanation de Dieu, chargée de permettre le retour des particules de lumière exilées sur terre dans le Royaume, par une alchimie impliquant les véhicules de la Lune et du Soleil. Dans cet hymne, le Roi de Justice désigne Jésus :

Lorsque le jour de l’impermanence viendra et que nous quitterons ce corps charnel hideux, les Bouddhas, les Saints et les Sages nous encercleront devant et derrière. Le Précieux Navire sera prêt, et les bienfaisants seront naturellement les bienvenus ; nous serons directement en présence du Roi de la Justice (Jésus), et recevrons les trois grands triomphes promis « la tiare florale, les colliers de pierres précieuses, et les dix mille vêtements et pendentifs merveilleux ». Pour les vertueux bénis et les bienfaisants, sans fin seront les louanges. Du lieu du Roi de la Justice, entourés devant et derrière de drapeaux aux motifs fleuris et de parapluies ornés de bijoux, et au milieu des chants et des louanges des saints, ils entreront dans le pays de Vairocana, où les routes sont aplanies et égales, partout résonnera le son du chant sanskrit, continu et planant. De là, ils entreront dans les palais du Soleil et de la Lune, où ils recevront, des six grands pères compatissants et de leurs serviteurs, bonheur et louanges sans fin. De là, ils seront à nouveau conduits vers l’autre rive, puis entreront dans le monde de la lumière éternelle du Nirvana, et recevront un bonheur constant, avec les bienfaisants (traduit de Rui Chuanming, A Study on the Relations between Maitreyan Faith and Manichaeism).

Cette Colonne de Gloire rappelle bien entendu la physiologie tantrique, et l’idée d’une sorte d’échelle de Jacob à ciel ouvert, fonctionnelle et propre au « temps » cosmogonique intermédiaire dans lequel nous nous trouvons. Les manichéens, par le végétarisme, l’ascèse, l’éthique et le rite orienté vers l’adoration de la lumière, à travers les médiums du Soleil et de la Lune, entendaient donner une forme de description de la « mécanique du salut », qui on le sait, a été réfutée par Saint Augustin lors de sa conversion au catholicisme (Saint Augustin était manichéen avant cela). 

Cet aller-retour du tantrisme hindou au bouddhisme en passant par les religions perses christianisées, héritières du zoroastrisme, peut donner le tournis. On peut le retracer historiquement et géographiquement en suivant les routes de la soie, et nous laisserons à l’historien le soin d’entendre le syncrétisme comme une stratégie d’adaptation sociale facilitant le prosélytisme et protégeant des persécutions. On peut cependant d’un point de vue spirituel retenir deux choses. Il y a tout d’abord cette notion d’espace sacré, de « terres spirituelles », de « territoires », gardés et gouvernés par un certain nombre de divinités intermédiaires de panthéons complexes, qu’on retrouve dans les yantra du tantrisme. Il y a également la notion de salut : Tārā signifie autant L’étoile que Celle qui Sauve. Associée à un navire qui traverse l’Océan du Monde jusqu’à l’Autre Rive de la vie éveillée, elle est pour les chinois, lorsque revêtue de blancheur, comme Mani, associée au boddhisattva Quan Yin. Pour les manichéens chinois, Quan Yin est la divinité qu’ils nomment « l’Appel » : une présence et une parole de Dieu destinée à appeler au salut l’Homme exilé dans les ténèbres. Les véhicules du Soleil et de la Lune, comme passerelles vers des états supérieurs de l’être, semblent constituer des archétypes universels, qu’on rencontre aussi bien dans le tantrisme, que l’alchimie hermétique, ou encore ici, le manichéisme. Quant à Vairocana, s’il est associé à cette « Colonne de Gloire » par Mani, qui serait à l’échelle macrocosmique la voie lactée, au-delà du Soleil et de la Lune dans le firmament, il apparaît également comme le corps transcendantal de l’être réalisé. On peut aisément imaginer aussi que les manichéens de l’Ouest, comme les gnostiques, en lecteurs de Saint Paul, dans un soucis de synthèse des religions qui caractérise le mouvement prôné par Mani, ne pouvaient s’empêcher de penser au Corps de Gloire, qui est celui du Jésus-Christ de la Résurrection… Un hymne chinois illustre parfaitement l’intégration du vocabulaire et de concepts bouddhistes dans leur propre cosmogonie, où Jésus apparaît en tant qu’éveillé comme un intermédiaire cosmique entre l’homme et la Terre de Lumière :

Éloges à Jésus. Respectueusement, célébrons, exaltons, louons l’Arbre aux perpétuelles oraisons, aux multiples joyaux dont la parure est merveille sans égale d’ une substance parfaite et achevée qui s’ entremêle pour embrasser l’ univers. 
De ses branches, feuilles, fleurs et fruits. De ses fleurs jaillissent tous les Buddha, de ses fruits naissent toutes les sagesses. Il peut nourrir les Cinq Fils de la Lumière. Il peut vaincre les Cinq Démons de la Convoitise. 
Le Roi du Cœur, clair et pur, reste continuellement vigilant et en éveil et à ceux qui ont foi en lui et accèdent à la conscience, Il accorde un potentiel plus important de mémoire. S’il en est qui progressent et font montre d’ assurance et de fermeté, il les dirige vers la paix et le vrai chemin. Aujourd’hui, mes yeux voilés à la Nature du Buddha se sont ouverts, et il m’ a été donné de contempler le Corps transcendant de la Loi merveilleuse dans ses Quatre Dimensions ; de plus, mes oreilles sourdes à la Nature du Buddha se sont ouvertes, et j’ ai pu percevoir Sa voix claire et pure émanant des Trois Constantes. 
C’est pourquoi d’un cœur limpide je rends le culte et chante des louanges et, écartant toutes intentions troubles, je profère des paroles vraies et sincères ; je reconnais qu’antérieurement à mon éveil j’ ai commis de multiples erreurs : aujourd’hui animé de repentir, je supplie le Ciel pour que ces fautes soient effacées. 
Arbre Précieux aux perpétuelles oraisons, Mer des Vivants, écoute avec miséricorde ma requête sincère : ta renommée en tous lieux s’ étend à l’ infini, ton action bienfaisante est en tous lieux incommensurable! 
Ô Père Miséricordieux de la nature lumineuse de toutes choses! 
Ô Mère Compatissante de tous les spoliés ! 
Présentement aidez-moi à échapper aux chacals et aux loups, ainsi que tu l’ as promis Jésus, Rayonnante Lumière!
(Lucie Rault, L’Hymnaire manichéen chinois Xiabuza下部讚 à l’usage des Auditeurs)

La vision bouddhiste des trois corps a clairement été introduite dans le manichéisme chinois dans lequel la révélation s’est transmise par l’intermédiaire de cinq prophètes majeurs de la tradition : à commencer par « Narayana », ce qui suggère l’hindouisme éternel comme socle de la révélation. Il semblerait ainsi qu’une certaine cohérence dans le choix des correspondances syncrétiques eusse été conservée par les partisans de cette religion, qui se voulait être la « quintessence » de toutes les autres et qui avait des adeptes dans tout l’Empire romain des premiers siècles ap. JC, y compris en Gaule.

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