Les fakirs et les charmeurs de serpent n’ont pas dit leur dernier mot. Ces deux figures qui ont tant fait fantasmé l’imaginaire orientaliste de l’époque coloniale sont aujourd’hui considérées comme des clichés sans rapport avec le yoga ou les yogis tels qu’on nous les présente aujourd’hui, c’est à dire de manière très aseptisée. Mais qu’en est-il vraiment ?
Les fakirs (le mot utilisé par les musulmans pour désigner les yogis), présentés tantôt comme des contorsionnistes ou des prestidigitateurs, avaient en Inde, aussi bien auprès des hautes castes que des colons anglais une réputation sulfureuse. Soyons francs, les indiens restent encore ambivalents à leur sujet : saints ou escrocs, dangereux magiciens ou êtres éveillés, nul ne sait vraiment, d’où une forme de crainte révérencieuse comme réaction commune à leur égard.
Ils ne sont pas les seuls à souffrir d’une réputation funeste : les charmeurs de serpents qui se donnent encore en spectacle avec leurs compagnons reptiles dans les rues de l’Inde appartiennent à des « basses castes » et on leur attribue généralement des mœurs peu recommandables. Ils n’en provoquent pas moins une certaine fascination. On en vit même en immersion à Paris dans le « village indien » au jardin d’acclamation en 1926. Ils étaient et restent encore une sorte de cliché de l’Inde dans l’imaginaire collectif occidental.
Yogi Kānipha Nātha, le saint patron des charmeurs de serpents
Il se trouve que ces charmeurs de serpents sont en réalité de réels descendants de Yogi, par des liens de parenté familiaux (pour ce qui est des yogis mariés) ou/et par lignage initiatique, guruparamparā. Majoritairement présents dans le Nord-Ouest de l’Inde, ils se réclament du culte des yogis, et portent souvent comme patronyme « Jogī » ou bien « Nātha ». Cela n’est pas un hasard. Leur « prophète » ou saint patron, fut contemporain et élève de Jālandhara Nātha, lui-même condisciple de Gorakṣa Nātha : il s’agit de Kānipha Nātha. Rappelons ici que la plupart des auteurs des traités de Haṭha Yoga, dont la Haṭhayoga-pradipikā, se réclament de ces Yogis légendaires nommés Nātha (qui signifie souverain), qui auraient transmis la science du Yoga. Dans cette lignée de succession, Kānipha Nātha aurait succédé à Jālandhara Nātha, et initié le roi du Bengale Gopīcaṃda au Yoga. Ce dernier ayant renoncé à son trône, pour devenir ascète errant, aurait à son tour initié un certains Ismaël qui aurait transmis l’enseignement Nātha aux kālabeliyā : c’est à dire à la caste des charmeurs de serpents, tels qu’ils se font appeler au Rajasthan. Le nom d’Ismaël dans cette lignée de succession telle que rapportée par G.W. Briggs, suggère que celle-ci s’est un temps transmise en contexte islamique, ce qui n’était pas rare au temps des mogholes chez les Nātha. L’usage des Kāṇphaṭa, Nātha Yogi, de porter de gros anneaux perçant le cartilage des oreilles se serait substitué au port de colliers d’oreille ou de boucles aux lobes, que l’on voit fréquemment chez ceux qu’on nomme les « gitans du Rajasthan ».
Les kālabeliyā sont très attachés à leur saint patron Kānipha Nātha, dont la tombe est située dans la ville de Madhi dans le Maharashtra. Elle constitue un lieu important de pèlerinage pour les communautés réparties dans toute l’Inde du Nord. D’après la légende des neuf Nātha (traduit en intégralité par Sébastien Boutillier et non publiée à ce jour), Kānipha Nātha serait né de la semence de Brahmā, tombée dans l’oreille d’un éléphant. Disciple du fils d’Agni, Jālandhara Nātha, il aurait récupéré son maître victime d’un complot, enterré vivant dans un puit rempli d’ordures. Les charmeurs de serpents affirment détenir la science de la maîtrise des serpents et des venins de Kānipha Nātha. Le Yogi aurait un jour été éprouvé par Gorakṣa Nātha qui lui tendit à boire un bol entier de venin de serpent. Kānipha Nātha s’exécuta sans y succomber. Cette épreuve lui permit d’obtenir la science de l’innocuité des poisons qu’il transmit aux gitans qui tirent leur nom et leur occupation de cette légende : « kāla » (mort), «bela » (bol). Cette légende du bol contenant des toxiques n’est pas sans rappeler le récit mythologique du dieu Śiva avalant le halāhala, le poison du serpent cosmique Vāsuki, lors de l’épisode du barattage de l’océan de lait. Il fait aussi référence aux rites des kāpālika, les porteurs du bol formé par une calotte crânienne, si bien que le nom de Kānipha Nātha est parfois associé à la voie de gauche du tantrisme (vāmamārga). Kānipha Nātha compte également comme Mahāsiddha dans le bouddhisme tibétain sous le nom de Kāṇhapa.
Des chansons folkloriques bengali qui livrent dans un langage poétique la science du Yoga, sont attribuées à Kānipha Nātha. En voici un exemple :
« Kāṇha, le porteur de la coupole crânienne, fait sa balade.
Il parcourt la ville du corps sous un même aspect.
Consonnes et voyelles sont les bracelets à clochettes de ses chevilles.
Soleil et Lune sont ses boucles d’oreille.
Il est couvert des cendres de l’amour, de la haine et de l’auto-satisfaction.
Il porte l’émancipation suprême comme un collier de perles. »
Les Roms d’ici et d’ailleurs
On sait aujourd’hui que le peuple Rom provient de l’Inde, et particulièrement du Nord Ouest où l’on trouve encore une communauté très implantée de kālabeliyā réputés pour leur danse folklorique chaleureuse et hypnotique, inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010 (voir cet extrait de : Latcho drom deTony Gatlif ). Le mot tsigane qui les désigne : « mnouch » (qui donne en français manouche), provient du sanskrit mānuṣa et signifie « être humain ». Leurs mœurs nomades et saltimbanques, leur goût supposé pour la sorcellerie, leur mauvaise réputation ne rappellent-t-ils pas finalement ceux des « fakirs », sorciers, et charmeurs de serpents, qui ont fait la légende du Yoga au Moyen-âge en Inde, et d’où proviennent, n’en déplaisent à certains, la plupart des enseignements qui sont parvenus jusqu’à nous concernant le yoga des postures, du souffle et de l’énergie ?