Les Yogasūtra proposent aux yogi et aux yoginī huit membres, huit piliers, les yogāṅga : réfrènements, disciplines, postures, contrôle du souffle, retrait des sens, fixation, méditation, arrêt. Le but de leur pratique est la purification du cœur, écrit Swami Hariharananda Aranya, maître du Sāṃkhya .
« Mains jointes, je m’incline devant Patañjali, le meilleur des ermites, qui élimina le mal de l’esprit par le yoga, celui du langage par la grammaire, celui du corps par la médecine. »
On attribue à Patañjali la rédaction finale de la Caraka-saṃhitā (« celui du corps par la médecine ») et du Mahābhāṣya, le grand commentaire sur la grammaire de Pāṇini (« celui du langage par la grammaire ».)1
Patañjali, pour la tradition indienne, constitue un avatar, une incarnation du serpent Ananta. Ananta est le dieu serpent qui symbolise l’infini, l’éternité, sur lequel on peut voir Viṣṇu, allongé, se reposant. C’est pourquoi Patañjali est représenté avec une queue de serpent et un buste d’homme.
Marc Ballanfat montre dans son dernier ouvrage sur les Yogasūtra que ceux-ci traduisent les débats philosophiques de l’école du Yoga avec le bouddhisme, et avec l’école du Sāṃkhya. Leur doctrine philosophique s’est élaborée au fil du temps, probablement en réponse aux désaccord des bouddhistes avec certains points du Sāṃkhya.
Des chercheurs tels que G. L. Larson et d’autres plus récents ont reconnu la présence de deux auteurs du Sāṃkhya dans l’écriture des Yogasūtra.2 Et on pense que leur écriture s’est étendue de la fin du IVe siècle au début du VIe siècle de notre ère, sous l’empire Gupta. A cette époque on organisait dans les royaumes et dans les palais de l’empereur des débats philosophiques importants, où l’on départageait deux adversaires. Le gagnant était récompensé et le perdant était bastonné en place publique, nous apprend un texte traduit récemment.
S’est faite aussi en ce temps là, la rencontre de deux civilisations : l’une qui avança de l’est vers l’ouest, du Magadha, actuel Bihar, jusqu’au-delà de l’Indus, au nord-ouest ; et l’autre, la civilisation aryenne, qui fit une lente avancée de l’ouest vers l’est.3 Marc Ballanfat explique que ces deux cultures étrangères l’une à l’autre ont trouvé dans les débats d’idées l’occasion de se mesurer.
C’est ainsi que se serait formée cette doctrine philosophique et cet ensemble de principes de base.
Regardons maintenant particulièrement ahiṃsā, que l’on traduit par la non-violence, la non-nuisance. C’est le premier des yama.
Les yama sont les aspects de notre comportement vis-à- vis des autres, que l’on doit chercher à arrêter. Les niyama sont les disciplines personnelles du yoga, les choses que l’on doit faire. Yama et niyama concernent notre style de vie, notre façon de vivre.
Les yama et les niyama sont placés au début dans l’énumération des huit piliers, mais ils sont aussi les fruits de la pratique. On commence par essayer de ne plus être violent, par exemple, mais après être entré en samādhi, la violence en soi diminue. On peut dire que la non-nuisance est un fruit de la méditation.
Grâce à la pratique des yogāṅga (les huit piliers) le texte nous dit que les impuretés diminuent. Les impuretés sont nos connaissances erronées et les actes que l’on accomplit sous leur influence. La véritable connaissance est la connaissance discriminante : quand on fait la distinction entre ce qui est puruṣa (la pure conscience) et ce qui appartient à prakṛti (la nature non manifestée et manifestée).
Les yama contribuent à écarter les causes de trouble et d’agitation qui font obstacle à notre méditation .
Ahiṃsā (la non-violence) le premier des yama. : « ne vouloir infliger aucun mal à aucun être vivant »
On cherche à déraciner de notre instinct tout désir de souffrance, de nuisance. Ne pas tuer nous parait évident, mais il s’agit aussi de ne pas hurler sur quelqu’un, de ne pas avoir de pensées violentes (par exemple en voiture, à vélo). C’est important, non pas ici pour le bien être social, mais parce que lorsqu’on est en conflit, on est facilement distrait, envahi, détourné de notre méditation. Pour entrer en méditation, on a besoin d’un mental tranquille. On doit aussi être sans violence pour atteindre le Soi, qui lui est non violent.
Au fur et à mesure qu’on progresse, on cherche à s’abstenir d’actes portant préjudice à autrui, on essaie de purifier notre capacité à la non-nuisance, ahiṃsā. On doit comprendre que pour l’école du Yoga cet esprit de non-nuisance est primordial. Tous les yama et niyama sont fondés sur l’esprit de non-nuisance. Les autres yama et niyama sont des moyens d’atteindre l’esprit de non-nuisance, ils cherchent à établir l’ahiṃsā en soi.
On doit aussi chercher à stimuler notre ojas. Pendant la méditation, la vie continue à circuler en nous. C’est notre énergie pranique, notre énergie de vie, qui garde notre corps en vie. Notre ojas est subtil, on doit en prendre soin et ne pas le diminuer par des accès de colère, des pensées violentes.
Dans le haṭha-yoga, et dans la méditation profonde, on éveille les énergies subtiles, ce qui permet d’entrer dans Sattva, un état de grand calme. Ainsi l’immobilité et la stabilité sont favorisées, et la porte de la méditation peut s’ouvrir.
Comme on le voit, la non-violence n’a pas à voir avec la morale, mais avec cette science subtile de ce dont on a besoin pour la méditation.
La non-nuisance consiste aussi à entretenir des sentiments d’amitié envers les êtres vivants. Nous sommes aidés par tous les autres yama qui cherchent à affaiblir notre tendances à l’avidité et l’envie, et peuvent ainsi rendre l’ahiṃsā plus pure.
Selon Vyāsa, la jouissance des objets matériels n’est pas possible sans blesser les autres. Pour vivre, il est inévitable de blesser des êtres vivants, c’est pourquoi les yogin et les yoginī pratiquent traditionnellement le yoga : pour éviter de renaître. Selon Swami Hariharananda Aranya le yoga est la pratique la plus élevée de la non-nuisance.
On peut commencer par chercher à s’abstenir de blesser les arbres, les végétaux, les animaux, les êtres. Selon Manu (les lois de Manu, texte du IIe siècle de notre ère)4, pour les hommes ordinaires, il n’y a pas de mal à manger de la viande, mais s’en abstenir donne d’excellents résultats.
Pour les yogin et yoginī, l’observance d’ahiṃsā est un vœu suprême. Ils, elles font de leur mieux pour pratiquer l’innocuité. Ainsi ils, elles intensifient l’esprit de non-violence. Quand l’ahiṃsā devient naturelle, les sentiments d’hostilité disparaissent : « En présence de celui qui a adopté la non-violence, tous les êtres renoncent à l’inimité. » (Yogasūtra, II, 35) Ce pouvoir s’appelle bhūtasiddhi.
On peut voir des exemples de grands sages devenus amis d’un animal sauvage, dans la peinture sacrée, avec les représentations de St Jérôme avec un lion, St Séraphin de Sarov ou St Sergius avec un ours, ainsi que les yoginī entourées de serpents sur les peintures de ragamala, et bien d’autres.
Créer une attitude de respect et d’absence de nuisance permet de ne pas engendrer de karma, cela peut servir de base à la sādhanā.
Le second yama est satya (la véracité, la sincérité, toujours dire la vérité) « Ne pas s’écarter de la vérité. ». « Celui en qui la véracité s’est établie obtient et maîtrise le fruit de ses œuvres. » (Yogasūtra, II, 36)
Le pouvoir surnaturel qui en découle est vācāsiddhi. Tout ce que dit le yogin, la yoginī qui a réalisé satya prend alors un aspect de vérité.
Pour les sādhu (les renonçants) dire la vérité est un vœu nécessaire. Il s’agit de chercher à vivre selon la vérité. Cette vérité recherchée, est reconnue grâce à buddhi, notre intellect le plus profond. Il s’agit d’abord de chercher à se désencombrer notamment du bavardage intérieur, et on essaye de se voir comme on est, de s’accepter complètement. Dans cette acceptation profonde, il y a une sorte de vérité. Le satya est important car avec lui vient le pouvoir de la parole véridique mais aussi l’intuition.
La vérité qui blesse, cependant, ne doit pas être dite. On ne doit pas blesser les autres en soulignant leurs défauts par exemple. Il vaut mieux pour développer la vérité, parler moins, développer le silence, contempler les grands principes spirituels, renoncer à certaines stimulations de la vie ordinaire.
« La non violence consiste à ne blesser aucune créature vivante, quels que soient le lieu, le moment.» disait Vyasa.
Toutes les autres observances des yama, qui sont toutes relatives à notre comportement vis-à-vis des autres, prennent racine dans la non-nuisance. Toutes ont pour but de nous amener à la non-nuisance. Dire la vérité, c’est dire une parole sincère, vraie, mais aussi une parole qui aide, ou qui ne nuit pas. Pour Vyāsa, une parole qui blesse n’est pas réellement une parole véridique.
On ne va pas développer dans cet article les autres yama. Mais rappelons nous que les yama cherchent profondément à favoriser la pratique du yoga.
Les yama et niyama sont pas des préceptes moraux mais plutôt des techniques pour laisser ce qui nous dépasse, le divin, agir intérieurement, pour ne plus créer de blocages, et retrouver le Soi en soi, . La méditation profonde permet que s’installent pleinement les yama et niyama. Swami Hariharananda Aranya précise bien qu’il ne faut pas d’abord les pratiquer, mais commencer par pratiquer dhāraṇā, la concentration, qui nous est tellement nécessaire, favorable. Puis on s’établira dans la pratique des yama et niyama.
Notes et références :
1 – Yogabhâsya de Vyâsa, traduction Pierre-Sylvain Filliozat
2 – Yogasūtra de Patañjali, traduction Marc Ballanfat. Texte suivi d’une « lecture historique et philosophique des Yogasūtra » passionnante et riche qui, grâce aux dernières traductions de manuscrits, nous apprend de manière plus détaillée que jamais l’histoire de l’école du yoga.
3 – idem
4 – voir : https://archive.org/details/manusmriti_201607/page/n3/mode/2up