Le monde moderne du Yoga et celui de l’église catholique, relativement étrangers l’un et l’autre, sont secoués par des scandales d’abus de plus en plus dénoncés : manipulations, violences, abus sexuels en institutions religieuses, etc, et qui font régulièrement la une des journaux.
De tels drames spirituels et humains peinent à trouver des explications satisfaisantes. Ils sont politisés, et les discours psychiatriques sont alors rendus inaudibles, tant la sociologie et le combat idéologique ont supplanté le débat. Faute de nommer l’innommable, à défaut d’identifier de vrais criminels, on désigne des coupables conceptuels.
Dans ce procès du siècle, il faut cependant noter le grand absent du débat : la tradition religieuse elle-même, qui est bien plus souvent mise au ban des accusés, qu’élevée au rang d’experte criminologique. Pourtant, aussi bien dans le monde chrétien que dans le monde hindou, d’où prend racine le Yoga, il existe une explication traditionnelle possible des phénomènes de perversions spirituelles. Cela mérite enquête.
L’archétype du prêtre-démon : devenir d’un mythe
Dans le registre mythique hindou, quand perversion et spiritualité sont mêlées en une même réalité, un coupable se dessine, et c’est une créature mythique qui hante les contes et légendes populaires, ainsi que les façades de certains temples de l’Inde : les prêtres-démons, en sanskrit « brahmarākṣasa ». Ces créatures sont décrites comme extrêmement puissantes, capables à la fois de tuer et de protéger, ayant aussi bien des traits démoniaques comme des corps difformes aux figures aberrantes, que des traits de prêtres comme le cordon sacré et la cruche d’eau. Elles élisent domicile dans des arbres comme les figuiers. Ces bosquets hantés sont évités par les hindous superstitieux : ils pourraient y être enfermés ou même dévorés.
Les récits anciens sont formels quant à leur origine : ce sont les fantômes de prêtres déchus, condamnés à se réincarner en créature monstrueuse. Les lois de Manu exposent certains péchés susceptibles d’entraîner une réincarnation en brahmarākṣasa : s’associer avec des intouchables, approcher la femme d’un autre homme, voler un prêtre. Au célèbre juriste Yājñavalkya de commenter la sentence : qui couche avec la femme d’un autre se réincarnera en brahmarākṣasa et errera dans une forêt. Plus généralement, la condition de brahmarākṣasa se révèle comme déchéance. Un brahmane ayant failli à ses devoirs sacerdotaux, c’est à dire l’accomplissement des rites en état de pureté et la transmission intacte des préceptes de la religion, se réincarne en prêtre-démon. Une telle thématique se retrouve jusque dans la littérature moderne en Inde, chez Gajānan Mādhav Muktibodh par exemple, poète de la génération de Gandhi, qui pour illustrer le dilemme du choix entre tradition et modernité chez l’intellectuel indien de la décolonisation, choisit la figure d’un brahmarākṣasa enfermé dans un puit en proie à de terribles tourments. Le devenir de brahmarākṣasa peut aussi être accidentel : une mort violente, inattendue, sacrilège, ou «malemort» comme la nomme si justement l’anthropologue Gilles Tarabout, d’un brahmane, conditionne sa réincarnation en brahmarākṣasa. En marge des autels principaux des temples dédiés aux divinités du panthéon hindou moderne, on retrouve parfois, comme sanctuaire communautaire et familial, des effigies de brahmarākṣasa, sensées marquer la présence de défunts affligés par cette condition post-morterm et qui font parfois office de gardiens. Le retour d’un esprit vengeur, assassiné, victime d’une cabale, sous la forme d’un brahmarākṣasa est un mythème (archétype de mythe) que l’on retrouve jusque dans une série télévision indienne à succès intitulée « Brahmarakshas ».
Au delà du folklore, dans l’initiation shivaïte, d’après le Mṛgendrāgama, faillir à la maîtrise des sens après une initiation sacrée entraîne une réincarnation en démon. Selon le sens responsable de la faute, le type diffère. Les brahmarākṣasa sont associés aux fautes de l’ouïe et du toucher. Ils sont en lien avec Brahmā lui-même, l’ouïe renvoie à la révélation, à la Śruti, à ce qui est entendu. Et le toucher, au plaisir sensuel. Pour le brahmane comme pour le renonçant, les sens sont sensés être maîtrisés, voire être offerts en sacrifice à la divinité d’élection, donc sublimés, intériorisés, transcendés, et non déchaînés vers l’extérieur.
Pour résumer, se dessine donc dans la figure du brahmarākṣasa une ambivalence entre religiosité et perversion, qui s’explique par une déchéance, une faute, mais aussi par le coup du sort, l’accident, l’irrésolu, l’inaccompli. La thématique de la sensualité est aussi identifiée.
L’aliénation par perversion spirituelle en psychiatrie traditionnelle
En s’arrêtant à ces considérations, on pourrait être tenté de limiter le phénomène à une superstition, à des croyances d’un autre âge en des créatures malfaisantes, sensées hanter les mémoires et prêtes à jaillir sur l’impudent, ne sachant vivre selon les préceptes ni mourir selon l’ordre naturel. Cela ne nous renseignerait pas ou peu sur la manière dont les phénomènes d’abus en institution religieuse et leurs conséquences dramatiques en terme psychologique et même spirituel se mettent en place. Pour y répondre, on pourrait avoir recours à deux traditions spécifiques de l’univers hindou, ayant un champ d’application plus large que celui du droit (dharmaśāstra), que sont la médecine, et particulièrement la psychiatrie indienne traditionnelle ; et l’ésotérisme tantrique.
Selon la médecine ayurvédique, les brahmarākṣasa sont susceptibles de se constituer en influence psychique, que l’on nomme « graha ». Le brahmarākṣasa n’est plus le croque-mitaine visible et légendaire sensé dévorer physiquement les voyageurs impudents dans les bosquets hantés, mais l’influence psychique pervertie qui va prendre « possession » de l’esprit de celui ou celle qui en est affecté. Les textes classiques de l’ayurvéda, comme la Carakasaṃhitā ou l’Aṣṭāṅgahṛdaya décrivent l’aliéné par un brahmarākṣasa comme un forcené dansant et « riant à gorge déployée », hostile aux autorités religieuses et médicales, s’infligeant des sévices corporels et simulant la sainteté. Les aliénés par un brahmarākṣasa connaissent les écritures saintes, les paroles sacrés et rituels, mais sont impurs. En bref, ils jouent la comédie, comme le conclue Sarvāṅgasundarā commentant Vāgbhaṭa. Les textes démonologiques tantriques, qu’ils soient hindous ou bouddhistes, proposent une symptomatologie similaire.
Ce qui est étonnant, c’est que deux types de symptômes sont mélangés : les traits manipulateurs, pervers, hypocrites, du prêtre déchu simulant la sainteté ; et l’auto-mutilation, l’aversion pour l’autorité médicale et religieuse. En rapport avec l’objet de cet article, à savoir les abus en institution par des dépositaires d’une autorité spirituelle, on pourrait avoir l’impression que cette description concerne aussi bien l’auteur d’un abus que sa victime. En effet, les conduites auto-destructrices chez les victimes d’abus sexuels sont documentées par la psychiatrie moderne. Quant à l’occurrence des profils pervers au sens psychiatrique du terme, impliqués dans des abus de pouvoir voir dans des crimes en institution religieuse, elle n’est plus à démontrer. Ce descriptif de l’aliénation par un brahmarākṣasa peut donc doubler la vue sur le problème. Mais elle pointe du doigt le mécanisme d’internalisation de l’abuseur au sein de la dynamique psychique de l’abusé.
La modernité peine à déterminer le cadre éthique dans lequel toute relation spirituelle doit se dérouler, tant les normes proposées par la tradition ont été rejetées au nom de la libération des mœurs. C’est pourtant déterminant dans la compréhension des mécanismes de perversion spirituelle. La perversion spirituelle est une déchéance. La conséquence d’une faute. Non seulement, la personne victime n’a pas été respectée, mais en plus, les règles éthiques ne l’ont pas été non plus, ou bien détournées, et les engagements, trahis. Au delà même de la règle éthique, c’est l’enseignement spirituel la justifiant qui a pu être à la racine, détourné, manipulé, afin de faire « passer le vice pour la vertu » comme l’enseigne Śiva à propos des brahmarākṣasa dans le Brahmapurāṇa. De ce fait, le terme de graha est tout à fait justifié, puisque c’est la logique même de cette perversion spirituelle qui est validée et intégrée dans la dynamique psychique de l’abusé, comme un virus qui rendrait toute évidence éthique et vérité spirituelle, ambiguë.
A ce stade, il semble que la psychiatrie ayurvédique classique atteigne ses limites pour rendre compte « de l’intérieur », de cette logique pervertie, bien qu’elle en discerne les symptômes. Un accès à la connaissance ésotérique pourrait alors être justifié.
La réponse de l’ésotérisme tantrique
Bien que les manuels tantriques ne détaillent pas nécessairement les mythes associés à ses rites, il faut garder à l’esprit que les rituels sont toujours des formes d’actualisation d’un mythe. Parcourir la mythologie hindoue, donc essentiellement la littérature pouranique, n’est donc en aucun cas contradictoire avec la compréhension mystique des rites tantriques. D’ailleurs, en ce qui concerne les brahmarākṣasa, qui rappelons-le, sont des brahmanes déchus, il paraît nécessaire d’étudier certains mythes en rapport avec le premier père (Pitāmaha) des brahmanes à savoir Brahmā lui-même pour comprendre en quoi ce qui garantie la sainteté et la pureté peut dégénérer.
Tout d’abord, d’une manière générale, il faut rappeler que les rākṣasa naquirent d’une méditation de Brahmā, d’après certaines versions. Brahmā s’irrita de ressentir la faim lors de son ascèse, et de cette colère, émergea une créature hideuse prête à le dévorer. Brahmā s’en émeut et cria « rākṣasama! », ce qui signifie, « protège-moi », ce qui dénomma les démons dévoreurs de chair, perturbateurs sacrilèges des rites sacrés et créatures de l’obscurité : rākṣasa.
Il s’agit donc de comprendre comment ce qui à l’origine n’est que pureté et spiritualité, devient démoniaque, comme un vin tournant en vinaigre.
D’après une tradition orale siddha de l’Himachal Pradesh, Brahmarākṣasa, comme archétype, naquit de Brahmā. Il créa sept premiers fils dans le but de peupler la terre. Mais ses derniers refusèrent d’embrasser le monde et renoncèrent dés leur naissance à toute vie mondaine pour devenir des ascètes. Brahmā se rendit compte que sans une once d’impureté, de tamas, nulle vie mondaine n’est possible. Alors il en vint à son deuxième essai à ajouter tamas à sa création, ce qui garantit la continuité des générations, mais forma un avatar monstrueux et courroucé, qui fut nommé Brahmarākṣasa. Dans des versions plus orthodoxes des mythes concernant Brahmā, notamment dans le Śivapurāṇa, c’est au cours de l’épisode de la colonne de feu, sensé départager la suprématie entre Brahmā et Viṣṇu, que Brahmā mentit en prétendant avoir découvert la limite céleste de celle-ci, pourtant infinie de hauteur comme de profondeur. Śiva émana Kālabhairava, qui décapita la cinquième tête de Brahmā pour le punir de son mensonge et de son arrogance. Dans une autre version de ce mythe de décollation, il est question d’un désir incestueux de Brahmā pour sa fille. Dans une première variante, Brahmā possède quatre têtes de façon à pouvoir continuer de lorgner sa fille dans toute les directions, mais honteux de son désir, il en fait pousser une cinquième regardant vers le haut et prétendant être chaste. Dans une autre variante, c’est cette cinquième tête qui lorgne sa fille. Elle la maudit: de sa bouche ne sortiront que mensonges et sacrilèges. C’est cette même tête de Brahmā qui ment à Śiva prétendant être supérieure à lui, et qui attire le courroux de Kālabhairava qui finit par la décapiter.
On retrouve donc des thèmes propres à l’emprise des brahmarākṣasa : désirs coupables, mensonges, prétentions, faillite morale. Mais également l’idée que la vie mondaine nécessite une perte de pureté. Ainsi on peut envisager que ces thématiques de conflit intérieur entre vie ascétique et vie mondaine puissent favoriser les mécanismes d’emprise et de perversion. Mais l’investigation ne s’arrête pas là, puisqu’à partir du moment où Brahmā est décapité, on doit s’intéresser à Bhairava, qui est en fait la figure centrale de tout le maṇḍala tantrique où s’entend la dialectique du brahmarākṣasa.
En effet, Kālabhairava, pour avoir décapité Brahmā, se rend coupable de brahmicide, le péché le plus grave de l’hindouisme, et est condamné à errer dans les lieux maudits, avec le crâne de Brahmā comme bol à aumône.Bhairava se présente sous huit formes, dont l’une d’entre elle est Kapāla Bhairava, le Bhairava au crâne, qui lui même, est associé à huit autres formes, dont Brahmarākṣasa. Kapāla Bhairava a pour parèdre Indrāṇī, l’une des huit Mātṛkā, puissance d’Indra. Dans l’ascèse tantrique, Indrāṇī aide l’aspirant à combattre l’envie. Plutôt que de jalouser les autres, elle invite donc à se réformer et à se parfaire. Brahmarākṣasa pourrait faire ici office de gardien, comme il est figuré parfois à la porte de certains temples. Il est une épreuve de sincérité à passer avant que l’aspirant puisse se réformer réellement, dans les actes et non en paroles frivoles et prétentieuses, fussent-elles religieuses et spirituelles. Là seulement, il pourrait accéder au maṇḍala principal de Bhairava et par une pénitence sincère, aspirer à la libération : ce qui est figuré par l’accès de Bhairava à Kapālamocana, le lieu de la « libération du crâne», qui dans la géographie sacrée, se situe à Bénarès, et qui dans l’anatomie tantrique, peut être associé au Brahmarandhra, l’ouverture de la fontanelle.
On a donc dans ces maṇḍala tantriques en fractal, une voie de retour pour passer de la perversion, associée à la prétention, au mensonge, à l’excitation des sens et à la mauvaise interprétation sacrilège des écritures sacrées, à l’humilité de l’ascèse, à la sincérité, au retrait des sens et enfin, au discernement spirituel authentique. C’est en un sens résumé simplement dans le Bhagavadgītāmāhātmya où un couple de brahmarākṣasa dialogue au sujet de la manière de se libérer de leur condition. L’épouse s’enquiert auprès de son mari : « Comment peut on se libérer de cette malédiction ? » Il lui répondit « Par la connaissance du Brahman, la connaissance de Soi, et la connaissance des activités méritoires, sans ces sagesses, nous ne pouvons espérer nous libérer de notre condition . ». Rebondissant sur ces paroles, sa femme lui demande « Mon seigneur, qu’est ce que le Brahman, Qu’est ce que le Soi ? Quelles sont les activités méritoires ? » Ce qui constitue le premier śloka, l’introduction au chapitre huit de la Bhagavadgītā. Ces quelques paroles de la Bhagavadgītā, citées par accident, libérèrent les deux maudits, qui accédèrent au Vaikuṇṭha, paradis de Viṣṇu. Il est ainsi dit que la lecture complète du chapitre huit de la Bhagavadgītā peut libérer de l’emprise des brahmarākṣasa.
La problématique des abus dans les milieux spirituels peut donc se comprendre comme prenant racine dans des perversions spirituelles, c’est à dire dans des raisonnements et attitudes contraires à la sagesse et aux règles. Et elle suppose une emprise. Bien entendu ces thématiques sont en rapport avec les grands enjeux de la voie spirituelle, à savoir la maîtrise de soi, et l’orientation du désir. Le brahmarākṣasa illustre parfaitement les dérives de la voie spirituelle, et la manière dont l’égo, au sens péjoratif du terme, la vanité, peut se nourrir de vertus spirituelles, visions, intuitions de sagesse, boulimie d’enseignements abscons et non digérés. C’est ce que C.Trungpa a particulièrement repéré en développant le concept, dans le cadre du bouddhisme tantrique tibétain, du « matérialisme spirituel ». La spiritualité devient un masque, ce que dans la psychologie conventionnelle, on a pu nommer « faux self ». L’ironie est qu’il a été lui-même accusé d’abus. La « folle sagesse », attitude tantrique iconoclaste qu’il a contribué à faire découvrir aux occidentaux aurait pu servir d’alibi à ses dérives.
De tous les esprits responsables d’aliénation, les brahmarākṣasa sont considérés comme les plus redoutables. Peu d’exorcistes ne s’aventurent à s’y frotter. Les tributs offerts pour qu’ils lâchent prise sur leurs victimes, énumérés par le médecin Vāgbhaṭa, représentent bien l’ambiguïté de ces perversions déguisées en sainteté. Pourtant, c’est au final dans la théologie, que la Tradition entend admettre l’origine et la solution au problème, comme si la réponse était dans l’énoncé. La Tradition pose donc un regard original sur les mécanismes d’emprise et d’abus que l’on nomme maintenant volontiers dérives sectaires. Bien que le discours soit mythologique, ce qui dans notre mentalité moderne n’explique plus grand-chose, il offre une explication à des symptômes, et donc des recours, qu’ils soient rituels ou de l’ordre de la méditation théologique au vue d’un discernement au moins éthique sur le thème des dérives et abus dans la religion ou la spiritualité.