Art de vivre, diététique, massage, yoga et méditation, nous entendons le mot ayurvéda de plus en plus souvent. Masseurs et masseuses ayurvédiques sont de plus en plus nombreux, et nous trouvons maintenant aux rayons des magasins bio des tisanes et même des « bougies » ayurvédiques ? Mais qu’est-ce que l’Ayurvéda ?
Une médecine traditionnelle indienne
Il faut commencer par le commencement. L’Ayurvéda est la médecine traditionnelle indienne. Elle est reconnue par l’OMS depuis 1982. On retrouve ses premières traces dès la haute antiquité en Inde, et dans les Védas, principalement l’Atharvaveda, qui évoque un nombre important de plantes de la pharmacopée indienne. La première compilation de textes médicaux indiens est la Carakasaṃhitā, encore utilisée comme référence par les médecins ayurvédiques à l’heure actuelle. On y retrouve les principes, l’anatomie, les diagnostiques, les thérapeutiques, les pharmaceutiques, à la manière des manuels de médecine de l’antiquité gréco-romaine. C’est également dans un traité ayurvédique fondamental de l’antiquité, la Suśrutasaṃhitā, que l’on retrouve les premiers manuels de chirurgie. Avec l’Aṣṭāṅgahṛdaya, ces trois textes forment la triade fondamentale (Bṛhat trayī), la « bible » de l’ayurvéda. Pour comprendre ce qu’est l’ayurvéda en tant que médecine, il faudrait imaginer que l’approche de soin des grands thérapeutes de l’antiquité comme Hippocrate ou Galien soit encore pratiquée en Europe, malgré les avancées de la science moderne.
En Ayurvéda, le concept de tradition n’est pas un slogan commercial. C’est une vision du monde, une démarche et un parti pris qui n’est pas spécialement intuitif pour nous autres, modernes. L’approche traditionnelle considère que les maîtres du passé en savaient plus que nous : d’où le fait que des traités de l’antiquité fassent encore autorité. Cela s’inscrit dans une vision cyclique du temps, où le savoir connaît une lente dégénérescence : de l’âge d’or glorieux des anciens à l’âge sombre dans lequel nous vivons appelé Kaliyuga. L’autre particularité de la tradition est sa méthode de transmission selon une chaîne ininterrompue de maîtres à disciples. Une grande partie du savoir traditionnel est donc oral, bien que ses appuis scripturaires soient très nombreux. L’ancien système scolaire de l’Inde, dans lequel était formé les médecins ayurvédiques appelés vaidya, n’était pas spécialement collégial. L’élève entrait très jeune en « gurukula », confié par ses parents à un précepteur et se mettait à son service. Un rituel d’initiation était pratiqué et l’apprentissage, très lent et progressif, toujours ancré dans la réalité quotidienne, durait douze ans. Ça n’est que depuis l’indépendance de l’Inde, après une série de restrictions et d’interdictions imposées par les anglais, que le mode d’apprentissage de l’Ayurvéda a progressivement changé, évoluant vers un modèle européen universitaire. De nombreux étudiants en Ayurvéda, de tradition familiale, restent dans les faits, attachés au modèle ancien, bien qu’officiellement engagés dans un circuit scolaire moderne.
Une médecine humorale, holistique et allopathique
Il existe de nombreux points communs entre la médecine de l’antiquité européenne et la médecine ayurvédique. Les deux se fondent sur une vision antique de la nature. La matière est perçue comme constituée d’éléments fondamentaux : air, feu, eau et terre, les indiens y ajoutent le vide, ou « éther » (ākāśa). Pour les médecins d’Europe, de l’antiquité au grand siècle, à chaque élément correspond dans le corps une « humeur », la sanguine pour l’air, la biliaire pour le feu, la flegmatique ou pituitaire pour l’eau et la « mélancolique » pour la terre. Les indiens ont adopté un système un peu différent, les éléments s’expriment dans le corps par des combinaisons qui forment les « doshas » : air et éther pour le « vent » (vāta), eau et feu pour la bile (pitta), eau et terre pour le flegme (kapha). Dans chacune des approches, le corps fonctionne par l’intermédiaire de ces humeurs qui alimentent et parfois engorgent les organes. Les éléments ne sont pas uniquement dans le corps, mais dans les aliments. Et à chaque saison, chaque heure, à chaque écosystème, son « cocktail » d’éléments particuliers, qui influence nécessairement celui de notre corps. L’approche ayurvédique est donc « holistique », au sens où le corps n’est pas une entité séparée de son environnement. Chaque chose influence l’équilibre des éléments en nous, et le soigner, c’est prendre en compte dans la balance le plus grand nombre de facteurs possibles, de la saison à l’alimentation en passant par l’écosystème et l’environnement psychique.
On a souvent tendance à appeler la médecine moderne « allopathique ». En réalité, elle ne l’est plus vraiment. Contrairement à l’ayurvéda qui le reste entièrement ! En effet, allopathie vient du grec allos et pathos qui signifie « soigner par les contraires ». Les principes thérapeutiques de toute médecine allopathique, qu’elle soit gréco-romaine, arabe, ou ayurvédique, sont simples : si le corps chauffe, on le refroidit, s’il est sec, on le huile, s’il est lourd, on l’allège. La règle est donnée dans le premier chapitre du premier livre de la Carakasaṃhitā :
sarvadā sarvabhāvānāṁ sāmānyaṁ vr̥ddhikāraṇam| hrāsahēturviśēṣaśca, pravr̥ttirubhayasya tu||
sāmānyamēkatvakaraṁ, viśēṣastu pr̥thaktvakr̥t| tulyārthatā hi sāmānyaṁ, viśēṣastu viparyayaḥ|| (CS, Su, 1 : 44-45)
« Toujours, < et > pour tous les phénomènes, sāmānya ‘la similarité’ provoque la croissance, viśēṣa ‘la différence’ cause la diminution, et les deux sont à l’œuvre < simultanément >. L’identité cause l’unité mais la différence cause la diversité, car la généralité est ce qui est le fait d’avoir même objet au contraire de la différence. » (trad. Michel Angot, Les Belles Lettres)
Le semblable (sāmānya) augmente le semblable, tandis que l’opposé, le contraire, le dissemblable (viśēṣa), le diminue. Pour appliquer cette règle, on passe par les qualités (guṇa) des substances médicinales (dravya). Chacune de ces qualités augmentent ou diminuent les doshas du corps, selon cette règle générale.
L’inverse de cette approche serait l’homéopathie, qui soigne par les semblables selon un principe de « sympathie ». Quant à la médecine moderne, elle est née pourrait-on dire, d’une remise en question des principes universels établis par la médecine antique comme la théorie des humeurs, par l’observation clinique, au XVIIIième siècle. Elle est dite « anatomoclinique » et n’entend plus passer par l’intermédiaire des « humeurs » (qu’elle réfute) pour expliquer la présence d’une maladie, mais directement par l’observation anatomique. Les progrès de la microscopie et l’adoption d’un modèle chimique moléculaire moderne, feront oublier la chimie ancienne et ses quatre ou cinq éléments, ainsi que ses principes d’où sont tirées les thérapeutiques.
Une médecine complémentaire et alternative
Quel serait l’intérêt d’un retour en arrière dans des conceptions de la médecine a priori dépassées depuis trois siècles ? Les progrès de la médecine ont été tels que le savoir a finit par se fragmenter, et le corps par être considéré comme une sorte de machine, quantifiable à souhait. Il n’y a plus de modèle universel et qualitatif permettant à ce que le corps fasse sens comme un tout en harmonie avec son environnement. Ainsi, un accompagnement ayurvédique peut se faire en parallèle d’une démarche médicale classique. Il permet d’améliorer globalement la santé et le terrain de fond sur lequel se creusent les déséquilibres des doshas, et donc à terme, les maladies. Sur les six stades de la maladie reconnus par l’ayurvéda, quatre relèvent de la prévention d’un point de vue moderne. Pour ce qui est de l’utilisation de la pharmacopée ayurvédique, l’important reste de considérer sérieusement les interactions avec les médicaments chimiques. Des plantes aussi anodines en apparence que la réglisse (yaṣṭimadhu) peuvent interagir lourdement avec bon nombre de traitements médicaux.
L’Ayurvéda peut également se vivre comme une démarche de santé alternative. En effet, les maladies ne sont pas perçues de la même manière en Ayurvéda qu’en médecine conventionnelle. Bien des maladies ayurvédiques ne sont d’ailleurs pas reconnues comme telles par la médecine moderne. Citons le cas de vātarakta par exemple. Bien que les symptômes de la forme pitta de ce déséquilibre rappellent la goutte, il existe de nombreuses manières de manifester dans le corps ce qu’on pourrait nommer « les rhumatismes du sang » en fonction des combinaisons doshiques rencontrées. Sensus stricto, on ne peut jamais vraiment parler d’un traitement ayurvédique d’une maladie moderne. Les catégories sont différentes, autant que les thérapeutiques. Cette approche alternative ne dispense pas d’analyses médicales mais permet de regarder un trouble avec des lunettes holistiques, appropriées au vécu d’une personne accompagnée. Ce que les médecins en cabinet médical ne font pas, ou n’ont simplement plus le temps de faire.
Pour comprendre ce que l’Ayurvéda est, il faudrait également bien saisir ce qu’elle n’est pas : une recherche de plaisir, une médecine énergétique, irrationnelle, des techniques de soins, une importation exotique. Il n’y a pas de « tisanes ayurvédiques », de « gastronomie ayurvédique » ou de « massages ayurvédiques ». Tout peut être ayurvédique à partir du moment où l’on comprend que l’Ayurvéda est une vision du monde et du corps, un paradigme complet, qui n’est pas sans rappeler celui qui était en vogue en occident pendant plus de 1500 ans avant la révolution scientifique. C’est un système de santé traditionnel dont les principes ont été codifiés et gravés dans le marbre il y a prêt de deux millénaires. Il ne remplace pas la médecine moderne mais la complète. Il permet à ses usagers de renouer avec une vision holistique de la santé que la science moderne a délaissé au profit d’une approche mécanique et matérialiste du corps. L’Ayurvéda n’a pas pour vocation d’entrer en concurrence avec la médecine moderne. A l’inverse, il est pertinent que l’Ayurvéda soit inclus pour le bien des usagers dans une démarche dite « intégrative » qui assume une pluralité des approches de soins en cohérence, dans l’unique but de favoriser la santé.