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Mokṣa dans le Hathayoga, mythe ou réalité ? (partie 1)

Qu’est le Samādhi du Haṭhayoga? Est-ce un état modifié de conscience, un état obtenu par contrainte dont on reviendrait le mental toujours agité? Ou est-ce Mokṣa, la libération? 

Samādhi par Adam Heyman

Matsyendranāth, puis, à sa suite, Gorakṣanāth fondèrent le Nātha-yoga, suivant une révélation de Śiva. Gorakṣanāth développa des méthodes de Yoga, qu ‘il décrivit dans le Gorakṣaśataka, l’un des premiers textes proposant des techniques d’éveil de Kuṇḍalinī, qui s’élèvant dans le canal subtil, dans la colonne, procure la libération. 

Gorakṣanāth imprégné des traditions de l’Hindouisme, était aussi en rapports étroits avec le bouddhisme tantrique Vajrayāna . Le Nātha-yoga et le Vajrayāna s’influencèrent mutuellement . Gorakṣanāth devint le Siddharāja, le Roi des Siddhas. Sa réputation fut considérable et l’est encore de nos jours. On le considère comme le plus influent des Nāths. C’est le Maître des pratiquants.

Le yoga n’était alors pas divisé en plusieurs voies, il était unique mais avec plusieurs facettes. Les textes anciens montrent que ce Yoga se servait du corps et travaillait le corps subtil par la stimulation des énergies et du souffle, cherchant, telle la tradition alchimique, leur « distillation ». On dirigeait par la force ( d’où vient entre autre le mot« hatha ») Kuṇḍalinī Shakti dans la Sushumna Nāḍī, le canal central, et sa montée procurait alors le Samādhi, plongeon dans le Silence, état ultime, recueillement absolu, Pure Lumière. 

Le Haṭhayoga, enseigné dans certaines écoles de nos jours, en découle. Il procure une transformation interne du corps yoguique, par la pratique profonde et régulière du Prāṇāyāma , par le retournement des sens, par la concentration, les invocations divines, les mantras. Le pratiquant investi peut en témoigner. 

Pour cette voie du Haṭhayoga, la méthode de libération est alchimique. Le Samādhi est l’éveil de Kuṇḍalinī, et on éveille la Śakti grâce au bindu, au souffle, aux énergie raffinées et dirigées par processus de stimulation, chaleur et pression (par les bandha) vers le haut , vers le sommet de la tête, vers le Sahasrāra chakra, porte vers l’absolu, source du nectar.

La recherche de transmutation du corps du Hathayoga est exprimée dans la Yogaśikhā Upaniṣad. Il y est question de cuire le corps, comme on cuit un vase d’argile, afin de le fortifier et de le rendre sacré. Le corps devient le temple, à l’utilisation sacrée. C’est une recherche de perfection du corps, afin qu’il soit tel le diamant, solide et pur, vajra-kayā (un corps de diamant).1

«Les êtres incarnés sont de deux sortes: «crus» (apakvā) et «bien cuits» (paripakvā). Ceux qui sont «crus» n’ont pas été soumis au traitement mûrissant du Yoga. Ceux qui sont «bien cuits» sont ceux qui ont été menés à maturité complète par le Yoga. Tout le corps de celui qui est cuit, purifié par le feu du Yoga, devient conscient et exempt de souffrance, tandis que le corps qui est peu conscient et immature n’est fait que de poussière et devient la cible de tous les maux; C’est graduellement que le corps est consumé par le feu du Yoga. Même les dieux ne sont pas capables d’apercevoir ce puissant corps de Yoga, qui est exempt de changement et d’asservissement et qui possède toutes sortes de facultés surnaturelles. Le corps du yogin devient comme l’éther, même plus que l’éther, et il est plus subtil que extrêmement subtil.»(Yogaśikhā Upaniṣad)

Pour le Tantrisme, le corps a une grande importance, il est divinisé pour conquérir l’immortalité.

«Le corps humain acquiert, dans le Tantrisme, une importance jamais atteinte dans l’histoire spirituelle de l’Inde. Certes la santé et la force, l’intérêt pour une physiologie homologable au Cosmos et implicitement sanctifiée sont des valeurs védiques, sinon pré-védiques. Mais le Tantrisme pousse à ses extrêmes conséquences la conception que la sainteté n’est réalisable que dans un «corps divin». Le pessimisme et l’ascétisme upanishadiques et post-upanishadiques sont abolis. Le corps n’est plus la «source des douleurs» mais l’instrument le plus sûr et le plus accompli que l’homme ait à sa disposition pour «conquérir la mort.» écrit Mircéa Eliade 2

La conquête de la mort dont il est question, l’immortalité, est une métaphore de Mokṣa, la libération. C’est l’unification avec la Divinité. Pour y accéder, le Hathayoga décrit une hiérarchie de Samādhi , l’ultime Samādhi étant la libération spirituelle, la Délivrance de cette vie, le suprême séjour de la Divinité. Gorakṣanāth appelle cet état d’unité, Advayatva , «la réalisation de la Non-dualité».

Cette recherche, l’ultime détachement, est la recherche de toutes les écoles de Yoga, à travers le temps. La Katha Upaniṣad, l’une des plus anciennes Upaniṣads présente ainsi cette quête: «Le créateur a percé les ouvertures des sens vers l’extérieur, c’est pourquoi l’on regarde vers l’extérieur et non vers le Soi. Cependant quelque sage en quête d’immortalité tournant ses yeux vers l’intérieur découvrit le Soi.» 

Le Yoginī Tantra le dit, de nombreux siècles plus tard, de manière proche et pourtant différente : «Les portes supérieures et intérieures devraient être gardées fermées afin que les énergies vitales ne quittent pas le corps . Si l’on concentre à l’intérieur les forces de l’extase, de merveilleuses visions se lèveront dans le ciel de l’esprit; Voilà un secret spécial qui abrège le voyage vers la libération.» 

On cherche d’abord à se désencombrer. Il s’agit de faire taire le mental, le vider de ses contenus et faire place à l’impersonnel. Tout le travail de concentration y mène, le Prāṇāyama aussi, qui fait survenir des moments de silence, sans effort. On s’ouvre alors, de l’intérieur, à ce quelque chose qui se dévoile et prend place, impersonnel, immense, lumineux. 

Selon Christian Tikhomiroff , c’est alors un état appelé Unmanī-avasthā (ce qui signifie à l’extérieur du mental). C’est un état de dépassement du mental. C’est l’état de Yoga décrit par Patañjali « Yogaścittavṛttinirodhaḥ» (Le yoga consiste à suspendre l’activité psychique et mentale.)

Dans l’état de Dhyāna, la méditation, un grand silence prend place. C’est l’état où l’énergie raffinée, distillée, dirigée , fait se redresser la colonne et le corps, dans une grande immobilité, très particulière, comme surnaturelle. Dans ce silence, le passage dans le Samādhi est alors possible.

«Tadā draṣṭuḥ svarūpe’vasthānam» nous dit Patañjali : «C’est alors que le Voyant, le Soi, réside en sa propre nature.» 

Kālidāsa nous décrit ainsi la méditation de Śiva:

« [Kāma, le dieu de l’amour] dont le corps allait bientôt être détruit, vit Śiva aux trois yeux, assis en méditation sur une estrade en bois de cèdre couverte d’une peau de tigre. Son buste était fermement fixé dans la posture de yoga. Bien droit, redressé, il avait les deux épaules abaissées. La position de ses deux mains, aux paumes tournées vers le haut, faisait croire qu’il avait un lotus épanoui dans le giron. La masse de ses tresses était nouée par un serpent. Un double rosaire pendait de ses oreilles. Il portait une peau d’antilope noire tachetée, encore assombrie par la couleur de sa gorge. De ses yeux aux féroces pupilles immobiles et faiblement brillantes, dénuées de tout froncement de sourcil et de tout tremblement de cil, le regard abaissé, il fixait la pointe de son nez. Au moyen de la restriction de ses souffles internes, il était comme un nuage sans la véhémence de la pluie, comme un réservoir d’eau sans vague, comme une lampe sans vacillement à l’abri du vent. Par les rais de lumière émanant de sa tête, qui avaient trouvé leur voie à travers les orbites du crâne [de Brahmā qu’il portait au sommet de la tête], il éclipsait la splendeur, plus délicate qu’une fibre de lotus, de la jeune lune. Ayant restreint les activités de son esprit au travers des neuf ouvertures [du corps], l’ayant établi dans le cœur, et le maintenant en Samādhi, il contemplait en lui-même ce Soi que les sages savent être impérissable. » 3

Il est question, on le voit, du Raja Yoga. On pense parfois que le Raja yoga est le yoga de Patañjali , mais dans les textes anciens du Hathayoga, le Raja yoga signifie Samādhi. Jim Mallinson et Mark Singleton écrivent , lorsqu’ils commentent la Gheraṇḍasaṃhitā, où il est question de 6 types de Raja Yoga, c’est à dire 6 types de Samādhi: “Dans le verset 7.6, il est dit que le Raja Yoga est de six types. Beaucoup de commentateurs assimilent le Raja Yoga au Yoga classique des Sūtras de Patanjali, mais dans les textes sur le Hathayoga celà signifie Samādhi , plutôt qu’un type de Yoga séparé.” 4

Patanjali décrit deux types de Samādhi. Le premier Samādhi est appelé Saṃprajñāta Samādhi. Les pensées défilent, puis le silence se fait, et dans ce silence le Nāda émerge, son permanent, ouvrant vers l’immense, son qui nous relie à dieu, son qui permet le passage. L’étape suivante est Asaṃprajñāta Samādhi . Méditation sans objet, silence, Lumière pure, Présence pure, visions cosmiques, connaissance du Puruṣa.

Le Gorakṣaśataka présente lui une hiérarchie de Samādhi et un Samādhi suprême. Il définit d’abord ce qu’est Dhyāna, la méditation. « Tant que les cinq Tanmātra – son et autres qualités sensibles – continuent à être perçus dans les oreilles et autres organes sensoriels, aussi longtemps l’expérience est considérée comme méditation (Dhyāna). Lorsqu’on dépasse ce stade, c’est le Samādhi suprême. » (Gorakṣaśataka, 93)

Dans la Yogakuṇḍalī Upaniṣad, la Délivrance est imagée par l’Union amoureuse de Śivā et Śakti Conscience et énergie mêlées amoureusement: 

«Dans le Sahasrāra Cakra, la Puissance divine prend son plaisir en compagnie du Seigneur Śivā!

C’est cela la vraie Délivrance: par elle on échappe au Devenir et l’on connaît la béatitude!» 

Mais revient-on de ces méditations profondes? Quelle est la stabilité de cette béatitude? Y a t’il un Samādhi permanent? Nous le verrons dans la seconde partie.


Notes :

1- La Centurie de Gorashka,Tara Michaël, éd. Almora Eds, 2012.

2- Le Yoga, Immortalité et liberté, Mircea Eliade, éd. Payot, 2015.

3- Kumārasambhava, Kalidasa

4- Roots of Yoga, Jim Mallinson & Mark Singleton, éd. Penguin Group, 2017. (traduction de l’auteure)

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