Aller au contenu

Bénarès (Hindoustan), Le Magasin Pittoresque – juillet 1838 – Auteur(e) anonyme (partie 1)

Le Magasin Pittoresque est une revue typique du XIXième siècle. A la manière d’un cabinet de curiosité, sous la forme de feuillets de journal, puis de livres annuels reliés, le but était pour son éditeur Édouard Charton, de propager la connaissance au plus grand nombre, comme le voulait son credo progressiste hérité du saint-simonisme, une doctrine philosophique, sociale et politique, synthèse des questions qui animaient le début de l’ère industrielle. On y trouvait donc des curiosités en tout genre: architecture, botanique, économie, archéologie, récits de voyages et nouvelles littéraires. Et dans ses feuilles, des gravures d’artistes. Ses auteurs étaient tous anonymes, et l’on dit que Camille Flammarion, le célèbre astronome et occultiste, ainsi que Georges Sand, y firent leur classe.
Parmi ces récits, rapports et notes, figure un nombre considérable d’articles concernant l’Inde, des récits de voyage, en passant par des études sur les religions indiennes, castes et communautés religieuses, peintures mogholes et du sanskrit. Point de vue parfois démodé et même dérangeant, il n’empêche que le souffle de l’orientalisme a traversé la revue.
La revue Magasin Pittoresque a été éditée pendant 105 ans, de 1835 à 1938.

Nous retranscrivons ici un récit de voyage concernant Bénarès, la célèbre ville sainte, et chère au coeur de la revue Vāhana वाहन .

Illustration de James Prinsep

« Bénarès est la ville sainte des Hindous. Des pèlerins viennent de toutes les parties de l’Hindoustan prier dans ses temples, comme les chrétiens du moyen âge allaient à Rome ou à Jérusalem, comme les Mahométans vont à la Mecque. Les eaux du Gange qui coulent au pied de Bénarès sont sacrées : en y baignant son corps, on lave son âme de tous ses péchés. Le territoire de Bénarès, dans une assez vaste étendue, a une vertu plus grande encore: il suffit d’y mourir, d’y recevoir la sépulture pour entrer sans obstacle dans le ciel de Shiva. Tous les rajahs de l’Inde et beaucoup de riches seigneurs qui vivent loin de Bénarès se font bâtir une maison dans cette ville, et ils y logent des 
brahmanes, chargés de prier pour eux: ils ont aussi des agents qui les représentent et font en leur nom des offrandes et des distributions charitables d’argent et de grain aux pauvres; par une pieuse fiction, ils croient acquérir ainsi les mêmes indulgences, les mêmes privilèges religieux que s’ils 
étaient en réalité au nombre des habitants. Aucun fidèle, jouissant d’un peu de fortune ou de crédit, ne veut être entièrement étranger à Bénarès. Celui qui ne peut s’y bâtir une demeure, contribue du moins à l’ornement et a l’entretien des temples, ou envoie des présents aux brahmanes. A certaines époques solennelles, aux éclipses de lune ou de soleil et aux conjonctions favorables de planètes, une immense multitude afflue à Bénarès et se baigne au même instant avec les habitants dans le fleuve. La plus grande partie de cette foule se dissipe et s’éloigne aussitôt la cérémonie achevée, mais ceux qui ont résolu de ne se retirer qu’après un pèlerinage complet, sont obligés de séjourner longtemps car si les temples épars dans la ville sont nombreux, les prières et les stations qu’il faut faire dans chacun de ces temples sont innombrables; on a calculé que les marches rituelles auxquelles se croit obligé un croyant scrupuleux, ajoutées les unes aux autres, égaleraient en 
longueur le chemin qu’un vigoureux piéton pourrait à peine faire en huit jours. Un proverbe du pays fait allusion à cette pratique fatigante : « Kashi hundé, Prayag mundé, Gaya tundé », c’est à dire à peu prêt littéralement « A Kashi, marche et prie, à Prayag, rase toi, à Gaya, paie ». 

Kashi signifie en hindoustani splendide ; c’est l’ancien nom de Bénarès ou Bunarus. A Prayag, les dévots se font raser, parce que, suivant un article de foi, chaque cheveu ou chaque poil de barbe jeté au confluent du Jumna et du Gange vaut à celui qui s’en est dégarni la tête ou le menton une vie entière de béatitude. Enfin, les prêtres de Gaya, qu’on nomme gayalis, ont la réputation d’extorquer 
aux pèlerins jusqu’à leur dernière roupie. Les brahmanes, à Bénarès, ne sont pas aussi exigeants: la piété va au devant de leurs besoins près de vingt mille individus de leur caste y vivent de charités publiques. Une singulière coutume religieuse des Hindous est de donner la liberté a des taureaux, de les consacrer aux dieux, et de les laisser errer dans la ville. Les rues de Bénarès et ses temples mêmes sont encombrés de ces animaux mendiants, qui sont au reste beaux, gras, bien nourris, 
et d’une douceur extrême. 

Autant le culte des Musulmans dans leurs mosquées est silencieux, autant celui des Hindous est bruyant. Le contraste est frappant à Bénarès, où l’on compte environ 30000 Mahométans. « Autour des temples hindous, dit Victor Jacquemont, la foule se presse tout le jour, et au bruit de cette infernale cohue, s’ajoute l’infernal tintamarre de quelques diables (Notes de l’auteur : ce sont les Brahmanes) toujours cachés dans quelques niches qui renforcent la prière des fidèles, des sons discordants de leurs sifflets et de leurs cornemuses, et du tapage épouvantable de leurs tam-tams. » 

Jacquemont ne parle guère, dans son journal, des temples de Bénarès et de leur architecture. Toutes les fois qu’il s’agit des religions indiennes, il prend un ton moqueur. 

« Étranger que je suis à la théogonie des Hindous, je n’ai vu, dit-il, leurs temples qu’en passant. Ils varient beaucoup en sainteté, suivant la divinité (ou, comme disent quelques coquins de Brahmanes, suivant l’attribut emblématique de la divinité) que l’on y adore. Le sommet d’une de ces pagodes est magnifiquement doré… La multitude de mitres accolées dont ce petit édifice est formé, sont filées d’une infinité de lignes qui se raccordent les unes aux antres avec une étonnante régularité. C’est un ouvrage de symétrie plutôt que de goût : nous fûmes réduits à n’en voir que l’extérieur; il n’y a que les Brahmanes et les animaux de l’espèce Bos domesticus qui y puissent entrer, tant ce lieu est saint ! Les Hindous de toutes les castes restent à la porte. Près de ce temple est une masure, le rectoral de la paroisse, où une cinquantaine d’Hindous, accroupis comme des singes, écoutent bénévolement, du matin au soir, les contes des Brahmanes desservants. Ces histoires fabuleuses se débitent en vers, et semblent ne fatiguer que ceux qui les débitent. Ailleurs, la foule se rassemblait autour d’un faquir de renom qui chantait des paraphrases poétiques à la louange des susdits 
Brahma, Vischnou, et compagnie… »

error

Vous aimez cet article? Partagez-le!