Aller au contenu

Bénarès (Hindoustan), Le Magasin Pittoresque – juillet 1838 – Auteur(e) anonyme (partie 2)

Le Magasin Pittoresque est une revue typique du XIXième siècle qui, à la manière d’un cabinet de curiosité, avait pour but de propager la connaissance au plus grand nombre. On y trouvait donc des articles sur des sujets variés dont un nombre considérable concernait l’Inde.
Nous retranscrivons ici un récit de voyage concernant Bénarès, la célèbre ville sainte, chère au coeur de la revue Vāhana वाहन .

Illustrations de James Prinsep

« Ce n’est point sur ce ton un peu leste, dont usait peut-être trop souvent notre savant et dévoué compatriote surtout en matière d’art et de religion, qu’il faudrait se faire une idée des monuments religieux de Bénarès. La belle collection de dessins et de plans exécutés par M. James Prinsep, et publiés à Londres en 1830, les présente sous un aspect de nouveauté et de magnificence, qui frappe au contraire singulièrement l’esprit. Les restes du temple de Vishveshwur (maître de l’univers, surnom de Shiva), attestent surtout une splendeur, une originalité et une puissance d’art qu’il est impossible de ne pas admirer. L’architecture civile n’est pas moins remarquable. Ce qui existe encore du Mân Mundil (la maison de Mân) suffirait pour témoigner de l’excellence du goût de l’ancien art hindoustan. On attribue la fondation de cet édifice à Mân Singh qui était raja de Jaypour, sous le règne d’Akber (1560) ; mais M. James Prinsep exprime l’opinion que quelques unes de ses parties au moins doivent avoir existé longtemps avant ce prince : la pierre est en plusieurs endroits rongée par les siècles. Ce fut Jay Singh qui, en 1680, c’est-à-dire plus d’un siècle après Akber, transforma en collège et en observatoire le Mân Mundil. Tavernier, notre illustre voyageur, en a laissé la description suivante « Joignant cette grande pagode du coté qui regarde le couchant, d’été, on voit un logis qui sert de collège, que le raja Jesseing, le plus puissant des princes idolâtres qui fût alors dans l’empire du Grand Mogol, a fait bâtir pour l’éducation et la jeunesse de bonnes maisons. J’y vis deux enfants de ce prince qui y étaient élevés, et qui avaient pour précepteurs plusieurs Bramins qui leur enseignaient à lire et à écrire dans un langage qui est particulier à ces prêtres et idolâtres, et fort différent de celui du peuple (Note de l’auteur : Le sanscrit). Étant entré dans la cour de ce collège que j’eus la curiosité de voir, et jetant les yeux en haut, je découvris une double galerie qui règne à l’entour et c’était dans la plus basse qu’étaient assis ces deux jeunes princes accompagnés de plusieurs petits seigneurs et de quantité de Bramins, qui faisaient en terre avec de la craie diverses figures comme de mathématiques. Sitôt que je fus entré, ces princes envoyèrent savoir qui j’étais, et ayant appris que j’étais Français, ils me firent monter en haut, où ils me demandèrent plusieurs choses touchant touchant notre Europe, et particulièrement la France. L’un de ces Bramins avait deux globes que les Hollandais lui avaient donnés, et je leur fis voir dessus ce que c’était que la France. Après quelques discours de la sorte, ils me firent présenter le Betlé. » Dans une autre partie de sa relation, écrite avant qu’il eut visité Bénarès, Tavernier avait déjà fait allusion à La Maison de Mân « La première caste est celle des Bramins, qui sont les successeurs des anciens Brahmanes, ou philosophes des Indes, qui s’étudiaient particulièrement à l’astrologie. Il se trouve encore de leurs anciens livres dans la lecture desquels les Bramins s’occupent ordinairement, et ils sont si versés dans leurs observations qu’ils ne manquent pas d’une minute à marquer les éclipses du soleil et de la lune. Et afin que cette science se conserve parmi eux, ils ont une manière d’université dans une ville appelée Bénarès, où ils font principalement des exercices dans l’astrologie. » 

L’observatoire, dit Jacquemont, n’est plus qu’une ruine. A l’époque où les Anglais s’emparèrent de Bénarès, la mince valeur du métal des instruments qui s’y trouvaient, le fit piller par les natifs; et, depuis ce temps, sans usage, le bâtiment a cessé d’être entretenu. II reste un grand cercle horizontal et gradué pour l’observation du passage des astres au méridien ; mais c’est un ouvrage de maçonnerie ; on dirait le bord d’un bassin circulaire. On voit dans la muraille la place où étaient scellés des instruments de fer et de bronze qui ont été enlevés. Ils étaient tous de très grandes dimensions, circonstance nécessaire pour compenser la grossièreté de leur graduation. 

On ne trouverait peut-être pas aujourd’hui un seul astronome à Bénarès. Une vieille femme qui introduit les étrangers dans l’observatoire abandonné et leur sert de cicerone, confesse naïvement que, en fait d’astronomie, « elle ne connaît que le Sooraj (le Soleil).» 

Nous empruntons à l’ouvrage de M. James Prinsep le dessin de l’un des balcons du Mân Mundil, et nous ne doutons pas que nos lecteurs ne se plaisent à reconnaître dans cette construction si élégante et si gracieuse, dans ces ciselures si légères et si variées, un sentiment exquis du beau. Assurément ce détail d’architecture peut soutenir la comparaison avec ce que l’art européen a produit de plus parfait. Rien de commun, rien de bizarre, rien dont ne puisse se satisfaire le goût le plus exercé et le plus délicat. Le regard, en quelque endroit qu’il tombe, se repose avec charme, et il trouve en ce peu d’espace un mystère infini. 

La façade de l’observatoire s’étend au-dessus du Gange. Plusieurs étages de larges degrés en pierre descendent au bord du fleuve, jusque sous les eaux les plus basses. C’est ce qu’on appelle les ghauts. Ces escaliers règnent, presque sans interruption, tout le long de la ville, et sont sans cesse couverts d’hommes et de femmes qui viennent se baigner par dévotion. Le nombre des baigneurs, aux jours de fête, dépasse quelquefois cent mille. Au reste, la piété seule n’attire pas sur les ghauts qui sont pour le peuple hindou ce que les places et les quais de Venise sont pour les lazzaroni et les gondoliers, ce que nos boulevards de Paris sont le dimanche pour la classe laborieuse. C’est là que l’Hindou passe les heures les plus agréables de la journée, c’est là que fuyant la fatigue du travail, le bruit de la ville, la houe, les embarras des rues, il vient respirer la fraîcheur, repaître ses yeux de la vue du ciel et de l’eau, se baigner, prier, prêcher, caqueter, flâner et dormir. 


Dans l’intérieur de Bénarès on ne voit ni place, ni jardin. La plupart des rues sont étroites; quelques unes seulement sont assez larges pour le passage d’une voiture. Les dimensions de la ville sont en longueur de trois quarts de lieue, et d’un quart de lieue en largeur. Dans ce peu d’espace, M. Prinsep a compté 181000 hab. La population est d’une couleur noire très claire ; elle est en général grave. La vivacité des Européens, leurs gestes, leurs éclats de rire en partant, les étonnent beaucoup et provoquent leur dédain…Le costume du peuple, lorsque Jacquemont séjourna dans la ville, consistait en une sorte de robe de chambre qui descend à peine au-dessous du genou, à longues manches, et serrée autour des reins, le plus souvent par une ceinture blanche. Cette tunique est faite d’étole du pays, bleue, rose ou verte, à fond de diverses couleurs couvert de palmettes, dans le goût des schalls de Cachemire, quoique ce ne soit qu’une impression sur une toile grossière de coton, elle est doublée d’une étoffe de couleur claire unie et chaudement ouatée. La plupart des Musulmans portent dessous des pantalons; les turbans sont de toutes couleurs. Par-dessus cet habit, chacun s’enveloppe d’une pièce d’étoffe peinte, beaucoup d’un schall de Cachemire. 

L’aspect des maisons est extrêmement varié. Le bois et la pierre de leur façade sont couverts d’ornements ciselés et de peintures religieuses. Elles ont presque toutes de cinq à six étages. Le rez de-chaussée de celles que n’habitent pas les gens riches, est une boutique devant un magasin. Les terrasses des maisons riches sont couvertes de fleurs ; les balustres semblent plutôt brodées que sculptées. L’art de la sculpture en pierre et en bois est encore aujourd’hui en grand honneur à Bénarès, et le travail des artistes n’est pas médiocrement rétribué.

Le collège sanscrit de Bénarès est le foyer où l’antique science des Brahmanes semble vouloir lutter avec le plus de persévérance contre la décadence de l’Hindoustan. Il renferme deux cents élèves, qui, dans les classes élevées, sont des hommes de trente ans. Les maîtres de ces hautes classes sont les plus célèbres Pundits de l’Inde ; ils sont tous, ainsi que les élèves, de haute caste. On les considère dans l’étendue entière de l’Inde, comme les docteurs et les interprètes de la loi religieuse. Voués sincèrement à l’étude, ils sont peu jaloux de s’enrichir ; leurs appointements sont plus que modestes. Le mieux rétribué d’entre eux a 200 fr. par mois : c’est un vieillard de quatre vingts ans, qui a écrit plusieurs livres de poésie et de théologie. Jacquemont lui-même, malgré son peu d’estime pour la littérature sanscrite, parle de ce Pundit avec une sorte de vénération « Sa mémoire est prodigieuse dit-il ; il sait par cœur une centaine de volumes, et il y a plus de trente ans qu’il ne porte plus de livres à l’école. On dit sa dialectique étonnante. Je l’ai vu et entendu ; il ressemble à Charyxène, peint par le Poussin, dans le testament d’Eudamidas. » 

On peut encore à Bénarès reconnaître dans les monuments, dans les hommes, quelques vestiges de l’ancienne civilisation du grand peuple qui adore Brahma. Mais à la fin de ce siècle, tout sera effacé. L’intelligence européenne, chaque jour plus envahissante, renouvelle les peuples de l’Inde. Le raja de Bénarès n’a plus aujourd’hui qu’un vain titre; il n’a plus que l’ombre du pouvoir en fait, l’autorité est exercée par la compagnie des Indes. Les Anglais gouvernent Bénarès. Ils abaissent les hautes castes. Dans leur propre intérêt, ils émancipent insensiblement la masse de la population en éveillant son activité par l’appât du gain, et en lui enseignant l’industrie. Quels que soient les motifs de ces Nababs conquérants, en même temps que l’esprit de commerce le sentiment de l’égalité européenne traverse les mers pénètre et transforme l’Orient. La civilisation est descendue jadis des régions du soleil vers l’Occident, et voici qu’elle y remonte aujourd’hui. Il se fait sur la terre comme un flux et un reflux de la pensée humaine à chaque balancement nouveau, elle grandit en puissance. Nous rendrons plus à l’Asie que nous n’avions reçu d’elle. Peut-être un jour viendra où nous tomberons assoupis à notre tour, et où elle nous renverra des flots plus abondants de lumière et de vie. Le travail ne s’arrête pas; il se déplace rien ne se perd. Tout s’accroît et se hâte vers la fin, qui, elle-même, ne sera qu’un commencement. »

error

Vous aimez cet article? Partagez-le!