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Il était une fois les Yoginīs Tamoules

Yoginī, musée Guimet, photo Amandine Girard

En 1926, sont arrivées en France, onze yoginīs en pierre un peu sombre, de grandes tailles. Elles avaient été extraites, pour certaines, d’un temple du XIXe siècle puis envoyées par un archéologue, Gabriel Jouveau-Dubreuil, qui fut un voyageur passionné et quelque peu excentrique, collectionneur, profondément attaché à l’Inde. Était ainsi arrivé à Paris le seul groupe de yoginīs du Tamil Nadu connu à ce jour, aucun autre temple de yoginīs n’existant dans la région. 

Leur histoire est mystérieuse, fascinante. Elles forment un groupe, aujourd’hui éparpillé à travers le monde, qui fascine et suscite questions et une certaine forme de dévotion. Deux autres yoginī ne firent par le voyage vers la France: L’une d’elle est au musée de Chennai. Et très récemment, fut trouvée une autre yoginī, en tout point semblable, dans un temple en activité en Inde, vénérée par un groupe de femmes. Cachée sous ses habits de culte, elle fut reconnue, avec ses jambes croisées, et ses traits fins caractéristiques et cette belle pierre un peu sombre. 

Ainsi le groupe des yoginīs tamoules, belles et féroces, fut éparpillé et séparé. Dans des musées, aujourd’hui plusieurs historiennes et historiens passionnés, et qui font un travail d’enquête et de recherches formidable, se questionnent pour les réunir à nouveau et dans les meilleures conditions, occasionnellement ou durablement.

Yoginī est un terme sanskrit qui désigne certaines formes de déesses aux redoutables pouvoirs et à la grande beauté.

Belles, fières et féroces elles trônaient autrefois, dans un temple, à ciel ouvert, dans la lumière du soleil et l’éclat de la lune, craintes et adorées comme des déesses puissantes. Elles incarnaient les formes infinies de la manifestation de la Déesse. 
Puis, beaucoup plus tard, après avoir été vandalisées, cassées, certaines furent déplacées dans un temple récent (du XIXe s), où elles furent trouvées, achetées, retirées à des dévots qui les aimaient et prenaient soin d’elles, afin d’être emportées vers Paris d’abord, puis, pour certaines, vers des musées des États Unis et d’Europe.
La tradition des temples des yoginīs se développa pendant l’age d’or du Tantra, c’est à dire du VIIIe au XIIe s. après J.-C. On date nos yoginīs tamoules plutôt du milieu du Xe siècle.

Voici un peu de leur histoire, car si elles sont séparées aujourd’hui, elles sont réunies dans toutes les publications passionnées et passionnantes et l’amour des lecteurs. Charlotte Schmid, historienne des religions de l’Inde dit: «Car c’est le livre qui s’affirme aujourd’hui comme le lieu de la réunion des yoginīs, et ses lecteurs les membres d’une forme de communauté dévotionnelle qui peut-être perdure et franchit au moins partiellement les frontières.»1

Gabriel Jouveau Dubreuil (1885-1945) naquit à Saïgon et grandit en Guadeloupe. Après des études à Paris, il devint, en 1909, professeur de physique au lycée français de Pondichéry. Passionné par l’Inde et l’archéologie, il y resta jusqu’en 1941. Il fut un voyageur infatigable, collectant des documents qu’il étudiait, photographiant et dessinant, découvrant des fresques, établissant des listes des sites archéologiques importants. Ses grandes recherches portèrent sur l’architecture des temples Pallava, l’archéologie de l’Inde du Sud, sur les sculptures bouddhiques, sur l’Afghanistan et Begram. Il fit don au Musée Guimet de nombreuses œuvres qui y sont exposées aujourd’hui. Charlotte Schmid dit qu’«il fonda littéralement une archéologie de l’Inde du sud»1

Ariane de Saxcé écrit «Personnalité originale dans le milieu colonial de l’entre-deux guerres, Gabriel Jouveau-Dubreuil se présente donc comme un voyageur et homme de terrain, un amateur éclairé, et surtout un amoureux du territoire de l’Inde du Sud, auquel il consacrait toute son énergie et pour lequel ses principaux apports peuvent être envisagés sous trois aspects. Ses découvertes de sites archéologiques, d’inscriptions, de peintures, ont largement contribué à dynamiser la recherche . En histoire et en histoire de l’art, sa mise en valeur de l’art dravidien et sa méthode d’analyse, même sujette à caution sur certains points, ont fait date et nombre de ses résultats ont été repris et confirmés par la suite. Enfin, sa conscience de l’importance de la préservation et de la diffusion du patrimoine l’a conduit à participer amplement à la constitution des collections du Musée Guimet et du Musée de Madras, sans compter des apports plus restreints à d’autres musées. Ainsi pourrions-nous souscrire à ces mots, qu’il écrivait dans une lettre en 1944 : «Chère Inde ! Ma vie est finie mais elle n’aura pas été inutile, je t’aurai rendu un service. Personne n’aurait pu te le rendre, il a fallu mon amour.»2

Gabriel Jouveau Dubreuil

En 1926, un paysan du Tamil Nadu reporta à Gabriel Jouveau Dubreuil qu’il avait trouvé des sculptures qui pourraient l’intéresser. Celui-ci envoya des photos à Ching-Tsai Loo, avec qui il s’était associé depuis 1920, afin de lui faire parvenir des œuvres. Ching-Tsai Loo avait une galerie d’art oriental importante à Paris, qui travaillait avec l’Europe et les États Unis. Il était très exigeant dans ses sélections et critères. Dr Padma Kaimal dit qu’il contribua à rééduquer le regard et les critères des musées sur ce qu’ils devaient acheter en matière d’art pour leurs collections. 

Grâce à Loo et Jouveau Dubreuil «la sculpture bouddhique d’Amaravati au Dekkan, puis la grande sculpture hindouiste, également originaire de l’Inde du Sud, apportaient aux Parisiens la révélation d’une esthétique nouvelle.»3

Dr Padma Kaimal qualifie Gabriel Jouveau Dubreuil de «colonial maraudeur». Elle reproche à Jouveau-Dubreuil et à Loo d’avoir contribué à détruire le patrimoine archéologique en achetant et emportant les yoginīs et en cachant les informations sur leur provenance. Elle suggère que le directeur britannique du musée du gouvernement de Madras contribua lui aussi à l’extraction des statues de Yoginīs et pu ainsi conserver deux sculptures (dont une yoginī) au musée de Madras (devenu Chennai). Jouveau Dubreuil ne tira lui même pas de bénéfice financier. Quant à Loo, de 1926 à 1960, il vendit toutes les sculptures à des collectionneurs et musées et fit don de trois yoginīs au musée Guimet. 

Comme certaines informations furent cachées, on ne sait pas précisément où Jouveau-Dubreuil trouva les yoginīs. Etait ce dans la ville de Kāñcīpuram ou dans les environs, guidé par le paysan?

Le temple d’origine des yoginīs a été détruit, il y a fort longtemps. Il se trouvait à l’ouest de Kāñcīpuram, près de Kaveripakkam et Tirumelcheri. Ce temple fut construit entre le IXe et le milieu du Xe siècle et contenait, probablement, jusqu’à 64 sculptures. 

Jouveau- Dubreuil dans une lettre du 5 Mai 1926 (archivée au Musée Guimet) écrivit à C.T. Loo que son partenaire indien Tangavelou avait acheté une sculpture de Śivā et une deuxième sculpture à une communauté de tisserands, qui les vénéraient. Il avaient du les acheter à prix fort car elles étaient sacrées et vénérées. 

Sept des sculptures sacrées, yoginīs et mātṝkās, avaient été aussi récupérées par des dévots, on leur avait construit un nouveau temple, à la fin du XIXe siècle, à Kāñcīpuram4. Jouveau-Dubreuil acheta également ces sept sculptures vénérées. 

Il obtint ensuite quatre autres sculptures, reconstituant ainsi en partie le groupe original. Une partie du groupe fut photographiée par Jouveau Dubreuil, dans son jardin à Pondichéry, et ce sont des photos fortes, belles et émouvantes dégageant une énergie et une beauté sublimes. Ensemble elles ont une vibration et beauté singulières.(Les photos sont archivées au Musée Guimet. On peut les voir dans le beau livre de Dr Padma Kaimal.) Le groupe des yoginīs partit alors dans des grandes caisses, pour son grand voyage vers Paris (en 1926). 

Les sculptures avaient été vandalisées, plusieurs siècles auparavant. On sait que l’hostilité envers les yoginīs est très ancienne, et encore actuelle. Elles avaient été brisées par endroits, des mains cassées, des visages, des seins abîmés. On se moquait d’elles, certains les diabolisaient. Leur pouvoir était craint. 

Certaines furent encore abîmées à leur arrivée à Paris, en 1926: il manquait une jambe à l’une des mātṝkā. Quelqu’un enleva cette jambe pour la rendre symétrique probablement. On joignit une tête à un corps sans tête afin de refaire une yoginī complète (ce qui donna, on peut le constater, ce cou légèrement trop long de la yoginī, tout à droite du groupe des trois, du musée Guimet).

C’est en 1933,que trois des yoginīs furent installées au musé Guimet, tandis que les autres partirent années après années, dans différents musées et chez trois collectionneurs privés. 

Il y avait alors onze yoginīs connues du groupe d’origine du temple de yoginīs . L’une avait été installée, comme on a vu, en Inde, au musée de Chennai, avec une sculpture de Murugan/Skanda du même atelier de sculpture, probablement du même temple.

Deux sculptures (une yoginī et une mātṝkā) envoyées par Jouveau Dubreuil à Paris disparurent alors. Restent des photos d’elles, mais leur trace a disparu. Elles sont toujours recherchées. 

Une yoginī partit en Suisse , au Musée de Zurich, en 1935. En 1944, une yoginī magnifique (qu’on appelle la Reine des yoginīs, ou Devī elle même) traversa l’océan pour être installée au musée de Kansas City, dans le Missouri. En 1955, c’est le British Museum qui acquit une yoginī (très féroce). En 1956, une yoginī prit place au musée de Toronto, en 1957, puis une autre à Détroit. En 1960, une mātṝkā (Brahmāṇī) partit au Musée de San Francisco. Et enfin, en 1960, on envoya une yoginī au musée de Minneapolis, ainsi qu’une mātṝkā (Vārāhī ).5

«Autrefois pièces d’un ensemble architectural plus vaste et d’un collectif divin, ainsi que de déesses individuellement puissantes, elles sont devenues des « sculptures » individuelles et rien d’autre. Autrefois objets de dévotion religieuse, ils sont devenus « art », esthétisés et isolés sur des piédestaux sous un éclairage spectaculaire dans des espaces propres et presque vides. Ils ont vécu de nouvelles vies — des vies très différentes, mais des vies tout aussi dignes d’étude »écrit Padma Kaimal.6

Il semble que Loo et Jouveau Dubreuil auraient aimé qu’elles soient acquises toutes ensembles, dans un musée. Mais on voit comme elles furent séparées les unes des autres. Pourtant une yoginī n’était jamais seule dans un temple. Les yoginīs vont en groupe et c’est même en partie en cela qu’on les reconnaît comme yoginīs.  Dans les textes ou les temples , il est question de groupes de quarante-deux yoginīs, de soixante-quatre ou quatre-vint-une yoginīs, mais elles peuvent être plus nombreuses, ou un peu moins. 

Yoga signifie relier, joindre, et c’est de yoga que peut venir leur nom de yoginīs, propose Stella Dupuis. Elles sont ensemble, les unes à côte des autres, dans les temples, tout autour de Śivā, qui réside au centre. 

Puisqu’elles volent dans les airs, on leur construisait toujours des temples à ciel ouvert, reliées aux éléments, aux étoiles, à la Lune et au Soleil.

Avant de contempler, de leur superbe, nos visages de visiteurs des musées qui défilent, souvent subjugués, générations après générations, elles participèrent à des rituels shivaïques . Le Dr Shaman Hatley décrit les yoginīs comme des forces cosmogoniques. Elles sont aussi celles qui transmettent les connaissances ésotériques tantriques. 

Stella Dupuis écrit «Ce qui différencie le culte des yoginīs du culte d’une déesse autonome individuelle est le pouvoir de vibration du groupe. En visitant les temples et en étudiant les différents textes associés aux yoginīs je compris que les temples étaient vus comme source d’énergies qui s’assemblent dans le but de synchroniser et de renforcer les forces internes du corps humain et de l’Univers. Ceci aurait donné naissance à un système global d’énergie: le Cakra-yoginīs. Les yoginīs montraient le chemin de la Non-dualité, de la Totalité. Probablement les outils utilisés dans le processus de transformation nettoyaient premièrement le schéma d’idées préconçues avec des pratiques spirituelles qui favorisent d’extraordinaires facultés (siddhis). Puis, l’intériorisation et les siddhis aidaient l’adepte à acquérir des états de conscience supérieurs, à profiter de la vie dans sa totalité, et enfin à atteindre l’état d’ Unité Quand on a l’opportunité de rester seul à l’intérieur et on se donne le temps d’analyser l’iconographie des magnifiques yoginīs, on découvre des informations captivantes.»7

Sébastien Boutillier écrit que les yoginīs sont les suivantes de Devi, elles sont «des émanations partielles de la déesse représentant ses différents pouvoirs»8. Il décrit comme certaines «sont liées aux dix directions et sont les siddhis.» Certaines yoginīs «sont d’une certaines façons les unités de temps», d’autres sont «huit forces de nature psychique», elles sont les «énergies qui permettent le mouvement et l’action». Certaines «sont au-delà de l’appréhension sensorielle.» D’autres sont «les yoginīs secrètes» nommées aussi «Vāgdevatā (divinités de la parole)». On a aussi «les yoginīs infiniment secrètes» et «la yoginī infiniment secrète au-delà de l’au-delà. Ce titre révèle combien elle est subtile et tout englobante.»

C’est l’infini nombre d’émanations du divin féminin, nous dit Padma Kaimal, la Déesse qui rayonne en de multiples formes. Les mātṝkās sont des émanations de la Déesse, les yoginīs sont elles des émanations des mātṝkās. Elles montraient et montrent que destruction et soin dansent dans un même cycle, sans idée de bon et mauvais, destruction et création liées dans une danse de la vie.

Elles sont belles et terrifiantes, c’est aussi ce paradoxe qui les définit, souligne Padma Kaimal.
Les yoginīs sont extrêmement puissantes et subtiles. On les représente féroces ou plus douces. Chacune des yoginīs tamoules possèdent des caractéristiques suscitant effroi, respect, épouvante, fascination: elles portent des parures de crânes, des parures de serpent; elles ont des crocs apparents, une belle ligne de sourcils froncés. Elles sont assises, jambes croisées, bien redressées, dans un bel aplomb, une posture superbe et imposante, les genoux devant elles, relevés, le buste légèrement vers l’avant. Elles ont quatre bras, le corps plein et des formes voluptueuses, les seins ronds, le visage fin.

Selon Padma Kaimal elles sont animées d’un certain mouvement de danse qui leur est vraiment propre. Il me semble qu’elles sont, dans leur assise, animées de secrets magiques et de messages. Charlotte Schmid souligne qu’elles portent un kapāla (calotte crânienne). L’une (assise au milieu du groupe du Musée Guimet) a aussi une chouette dans sa boucle d’oreille.

Yoginī portant une chouette dans sa boucle d’oreille
musée Guimet, photo Amandine Girard

Les temples de yoginīs étaient des lieux de cultes shivaïtes, à ciel ouvert et souvent circulaires, construits dans des endroits reculés, sans habitations aux alentours, mais près de points d’eau ou de rivières,  écrit Stella Dupuis. La divinité au centre du temple était une forme de Śivā. Tout autour, on trouvait de multiples sanctuaires pour les yoginīs, placées en cercle les unes près des autres tout le long des murs intérieurs. Les mātṝkās jointes au groupe des yoginīs tamoules par Jouveau Dubreuil et Tangavelou sont plus anciennes, mais semblent provenir des mêmes ateliers. Peut être ont elles fait partie d’un groupe plus ancien de mātṝkās et ont elles été jointes au temple des yoginīs, lorsqu’il fut construit au Xe siècle.

Au centre des temples de yoginīs, il y a toujours un sanctuaire avec Śivā, lui aussi en plein air. Des doutes subsistent sur l’identité de ce Siva, entourés de nos yoginīs. Au groupe avait été joint, par Jouveau-Dubreuil, ŚivāVinādhāra (maintenant à Boston), mais Charlotte Schmid propose une sculpture de Śivā Bhairava , comme divinité centrale. Cela semble plus puissant, plus vibrant, et même plus évident. Ce Śivā a trois têtes provient de Tirumalaicheri,un hameau près de la ville de Kaveripakkam. Hélas, il a disparu du musée de Chennai où il était exposé dans le jardin. Mais restent les photos convaincantes (à voir dans l’article magnifique et captivant de Charlotte Schmid).
Les yoginīs tamoules portent toutes un kapāla (calotte crânienne) à la main (sauf quand leurs mains ont disparu, brisées par vandalisme) comme en porte une le Śivā à trois têtes.  Le kapāla représente le réceptacle universel, qui contient la totalité de la manifestation. Il est le lieu où se découvre le nectar, l’amṛta et les substances sacrées de la voie tantrique. S’il fut la divinité centrale, elles entouraient alors une forme solaire et terrible de Śivā Bhairava. Il porte une chouette sur son khatvāṅga (sorte de bâton sculpté avec des crânes, tenu comme emblème), qui ressemble à celle de la boucle d’oreille de la yoginī du Musée Guimet. Cette sculpture de Śivā est une forme de Aghora Śivā, équivalent de Kāla Bhairava ou Aghora Bhairava. Certaines yoginīs ont des colliers de crânes symbolisant l’alphabet sanskrit, certaines portent des têtes coupées, pouvant symboliser les basculements d’états de conscience. Les yoginīs se trouvaient peut être dans un temple lui étant dédié et si on entrevoit alors la possibilité d’un temple aghori, cela reste une hypothèse.

Depuis quelques années, on pense que l’emplacement du temple était prés de Kaveripakkam, dans le nord du Tamil Nadu, près de la ville de Kāñcīpuram. Kāñcīpuram se trouve à 75 km au sud-ouest de Chennai, la capitale du Tamil Nadu. C’est l’ancienne capitale royale de deux grandes dynasties: les Pallavas (vers le IIIe-IXe siècle) puis les Cholas (vers le IXe-XIIIe siècle). 
Comme nous le disent Emma Natalya Stein et Katerine E.Kasdorf9 «le lieu d’origine le plus probable pour l’ensemble est Kaveripakkam, ou quelque part à proximité. Nous ne sommes pas les premiers à le suggérer : Vidya Dehejia (1986, pp. 181-82), R. Nagaswamy (2006, p. 94) et Charlotte Schmid (2013, pp. 138-50) ont toutes attribué les yoginīs à Kaveripakkam ou à ses environs immédiats. De nombreuses sculptures et fragments architecturaux de Kaveripakkam sont maintenant conservés au Musée du Gouvernement, Chennai, et d’autres restent dans le village lui-même. Plusieurs inscriptions trouvées à Kaveripakkam datent de la deuxième moitié du IXe siècle, ce qui laisse supposer la présence de multiples temples à cette époque, et un nombre plus restreint de ces inscriptions datent du Xe siècle (Mahalingam 1985, pp. 3-5). Les temples des IXe et Xe siècles doivent être la source d’au moins quelques-unes des sculptures et des fragments actuellement trouvés dans le musée et sur place.»
Elles nous apprennent aussi que «Selon les spécialistes de la conservation du Smithsonian et les géologues de Detroit, les yoginīs sont faites de métagabbro, une variété de basalte. Cela indique que Kaveripakkam — ou quelque part tout près — a dû être une excellente source de cette pierre spéciale, qui a fourni des matériaux pour les temples locaux, dont le temple yoginīs.»
Au milieu du Xe s, le roi Rashtrakuta Kr̥ṣṇa III s’imposa dans la région du nord du Tamil Nadu, il gagna le pouvoir en vainquant les Cholas et il resta ensuite dans la région jusqu’environ 960. Il fit construire des temples sur les territoires qu’il contrôlait. Il semble probable que le temple aux yoginī fut une fondation du Rāṣṭrakūṭa Kr̥ṣṇa III.
Les temples de yoginīs étaient lieux de multiples cultes et ouverts à plusieurs communautés. Ils étaient animés par des personnes initiées aux traditions tantriques mais aussi ouverts à d’autres traditions. Pour Shaman Hatley, les temples étaient lieux de «culte des images, rituel du feu, veillées nocturnes et sacrifice d’animaux, avec une variété d’objectifs reflétant les diverses identités des déesses»10. Le temple de nos yoginīs fut lieu de rites tantriques secrets.

Il y a peu de temps, une yoginī a fait son apparition. Emma Natalya Stein et Katherine E.Kasdorf sont allées l’identifier à Kāñcīpuram. Elle est vénérée en particulier par un groupe de femmes, non plus en tant que yoginī mais en tant que déesse féroce. La ressemblance avec les autres yoginīs tamoules est claire et c’est émouvant de retrouver, sur les photos, les traits communs. Emma Natalya Stein et Katherine E. Kasdorf disent avoir retrouvé les yeux grands ouverts, les sourcils prononcés et arqués, la coiffe ornée finement, les mèches de cheveux, des traits du visages spécifiques et la position très typique des jambes aux chevilles croisées. Elles rapportent qu’elle a aussi une boucle d’oreille en forme de makara, comme l’une des yoginī du groupe. Elles posent alors les questions: «A-t-elle quitté Kaveripakkam avec les autres yoginīs qui ont été trouvées à Kāñcīpuram ? Si Tangavelou la connaissait, pourquoi a-t-elle pu rester ? Y a-t-il d’autres yoginīs du groupe dans d’autres sanctuaires de Kāñcīpuram aujourd’hui ? Dans son rapport, Tangavelou explique que les résidents locaux voulaient obtenir la permission de leur déesse avant d’accepter de vendre les sculptures (Tangavelou, s.d., p. 17–18). Cette yoginī aurait-elle pu être la déesse dont ils cherchaient la bénédiction ?» Sur cette dernière question, peut être est-ce de Devī elle-même dont ils cherchaient la bénédiction?

Nos yoginīs effrayantes et superbes furent autrefois déesses dans un temple en plein air, aux côtés de nombreuses autres yoginīs, que l’on n’a pas encore trouvées, toutes émanant ensemble la puissance de Śakti. Aujourd’hui des historiens et historiennes d’art et de religions internationaux cherchent à les rassembler, offrant un questionnement nécessaire sur la présence de sculptures autrefois sacrées dans les musées et sur les extractions datant d’époques coloniales. La question est posée de la pertinence du musée, en tant qu’héritage d’époque coloniale. Parmi tous les questionnements soulevés par cette histoire des yoginīs, certains me semblent peut être un peu excessifs et idéologiques, mais je suis tout de même attentivement toute cette réflexion des historiens et historiennes, plusieurs fois cités dans cet article, et grâce à qui j’ai pu mener cette «enquête» et développer ma compréhension et connexion aux yoginīs. Je les en remercie. Si l’exposition regroupant les yoginīs tamoules peut avoir lieu, j’espère que cela sera à Chennai, prés de leur terre natale.


Notes :

1 – Charlotte Schmid, «Aux frontières de l’Orientalisme, Scattered Goddesses, Travels with the yoginīs», 2013

2 – Ariane de Saxcé «Gabriel Jouveau-Dubreuil : la passion d’un archéologue pour l’Inde du Sud», Revue historique de Pondichéry, 2014.

3 – Grousset, “Soixante ans d’orientalisme français,” 14, cité par Roustan Delatour, «Gabriel Jouveau-Dubreuil (1885-1945)»

4 – Voir Padma Kaimal, «Disperse goddesses :- Travels with the Yoginis » (2012) et Emma Natalya Stein and Katherine Kasdorf, « Alternative Narratives for the Tamil Yoginis : Reconsidering the ‘Kanchi Yoginis’ Past, Present, and Future » (2022).

5 – Tout ce travail de datation des acquisitions a été fait par Padma Kaimal, qui en a parlé en 2022, dans sa conférence https://www.youtube.com/watch?v=-rdsFs6dOc0

6 – Padma Kaimal, « Collecting as Ordering or Scattering; Scattering as Destruction », 2022

7 – Stella Dupuis, «Temples de yoginīs en Inde». Voir aussi toutes ces vidéos et livres sur le sujet des yoginīs. 

8 – Sébastien Boutillier, https://revueyoga.fr/2023/02/23/le-sri-yantra/, 2023

9 – Emma Natalya Stein et Katherine E. Kasdorf, Alternate Narratives for the Tamil Yoginis: Reconsidering the ‘Kanchi Yoginis’ Past, Present, and Future, 2022

10 – Shaman Hatley, 2019

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