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Dattātreya (partie 3)

Dans les deux parties précédentes, il était question de l’aura particulière de Dattātreya parmi tous les grands sages de l’Inde, de sa naissance exceptionnelle, de son enseignement, avec ses vingt-quatre gurus. Nous avons vu aussi pourquoi Dattātreya est un Seigneur du Yoga. Voici la suite et fin:

Dans le Tripura Rahasya, Dattātreya enseigne à Parashurāma la science ésotérique tantrique de Śrī Vidyā dont il est l’un des initiateurs.

Il enseigna également la science du yoga à Vașișțha, l’un des sages les plus célébrés de l’Inde, et guru de Rāma et Lakśmana.

Il enseigne aussi Brahmā et Prahlāda, ainsi que le roi Yadu et Kartavirarjuna.

On lui attribue également la Jivanmukti Gītā ainsi que l’Avadhūta Upanișad.

Un texte de tradition marathe, le Navnāth Bhaktisar Pothi, place aussi Datta en initiateur des neuf Nāths. C’est, d’après ce texte, lui qui eut l’inspiration de donner naissance à ce groupe ascétique. Il le présente comme second initiateur, après Śiva lui-même, de Macchendranāth, puis de Gorakhnāth et de plusieurs des autres Nāth. Il ne fait pas que leur donner des instructions de sādhana, il ouvre leur regard en posant sa main sur leur tête : il leur révèle la vision ultime du Brahman indifférencié.

Dattātreya est également la divinité d’élection du groupe ascétique le plus nombreux de l’ordre du Dasnami Sampradāya, le Jūna Akharā.

Différentes lignées se réclament de son enseignement, notamment le Datta Sampradāya. Nous porterons l’attention sur cette lignée particulière.

Bien qu’il enseigne la réalité de l’âme seule, il n’en accomplit pas moins d’ascèses hors du commun. Il est mentionné, dans le Mārkandeya Purāna, que comme il décidait d’en finir avec toutes formes d’attachement, il s’immergea dans un lac pour plusieurs années. Il voulait aussi éloigner les fils des munis qui s’étaient attachés à lui. Ceux-ci l’attendirent sur les berges du lac. Lorsque Datta ressortit de l’eau, il était accompagné d’une jeune femme avec qui il s’enivra.

Finalement, cela aussi se révèle être de sa part un enseignement, et il use de ce stratagème pour éprouver les dieux venus lui demander secours face aux daityas, ou démons. Il leur dit au verset 149 du même chapitre :

« Je bois des boissons fortes, et il y a des restes de nourritures dans ma bouche, je n’ai pas non plus maîtrisé mes sens. Comment se fait-il, Ô Dieux, que vous veniez à moi en quête de la victoire sur vos ennemis ?»

Et comme ceux-ci affirment sa pureté, ainsi que celle de sa compagne qu’ils reconnaissent comme la mère des mondes, l’ascète leur accorde sa protection.

Cet épisode s’intègre parfaitement dans l’image de Datta, il est souvent associé à la tradition aghorie et au Vāma Marga, des traditions qui ne recherchent pas la pureté extérieure et ne connaissent pas d’interdits. Il y apparaît au-delà de toute apparence, au-delà de tout jugement, au-delà de toutes conventions.

Il met cela en évidence encore, au chapitre deux de l’Avadhūta Gītā :

बालस्य व विषयभोगरतस्य वापि मूर्खस्य सेवकजनस्य गृहस्थितस्य।

एतद्गुरोः किमपि नैव न चिंतनीयं रत्नं कथं त्यजति कोऽप्यशुचौ प्रविष्टं॥१॥

Bālasya va vișayabhogarasya vāpi mūrkhasya sevakajanasya gŗhasthitasya.

Etadguroh kimapi naiva na cintanīyam ratnam katham tyajati ko’pyaśucau pravișțam. 1.

«Ne te soucie pas, quant au Guru, s’il est un enfant, un homme jouissant des objets des sens, un idiot, un serviteur ou un homme marié. Qui jetterait un joyau parce qu’il est tombé dans la fange?1»

Un avadhūta est tout à fait libre des images que le monde physique nous présente, il devient donc impossible de juger un homme, et à plus forte raison un maître accompli. De nombreux siddhas Nāthas et tibétains agissaient de façon si surprenante qu’ils semblaient des voleurs pour certains, des alcooliques pour d’autres, ou des érudits, des rois, des jouisseurs de la chair. Quand le Guru se manifeste, il ne faut pas douter de lui du fait de sa geste déconcertante.

Un autre texte attribué par la tradition à Guru Datta est le Datta Tantra, recueil de formules magiques tantriques permettant d’accomplir les șadkriyās tantriques, les six actions tantriques.

Mais il ne faut pas se méprendre sur les pratiques que Datta enseigne à certains concernant les cinq Makars (les cinq offrandes en M) et la jouissance des sens. L’enseignement de Datta est tout à fait ascétique et celui d’un Yogi, et telle fut sa vie. Néanmoins, il connaît les secrets de l’âme et du corps énergétique. Ces enseignements sont aussi précis qu’un acte chirurgical.

Dattātreya est un Yogi accompli, et il est le guru primordial. On le situe à l’origine de nombres d’enseignements tenus en plus haute estime par tous les Yogis et tous les savants dans la science de l’âme.

Datta, incarnation de la Trimūrti.

Il convient ici de définir la Trimūti. Le principe de la Trimūrti, ou Triple-forme, Trinité pourrait-on dire, est basée sur l’idée que le Brahman impersonnel se manifeste par les trois gunas Sattva, Rajas, et Tamas. Bien que la nature du mental tende à les classer par préférence, à les hiérarchiser selon des critères qui vont de la logique saine à la morale arbitraire, ils sont en réalité égaux en tant que constituants basiques de tout l’univers. Ces trois gunas sont en équilibre parfait en Brahman, hors de toutes manifestations. Il est dit que c’est par un soudain déséquilibre de ces trois qualités fondamentales que le processus de création se met en branle. Ces trois qualités sont trois formes de l’Absolu, Brahmā, Vișņu et Śiva. Brahmā est la forme de Rajoguna, il assume le rôle de Créateur. Vișņu assume Sattvoguna et le rôle de protecteur et de préservateur. Et Śiva incarne tamoguna et l’action de détruire. Ils sont les trois pouvoirs fondamentaux d’un principe unique et sans forme, sans attribut, dépassant toute dualité. Ils sont la forme du Brahman impersonnel.

Dattātreya est né de Vișņu à Atri et Anasūyā. Il est un avatar de Vișņu. Pourtant il est représenté par l’image d’un personnage anthropomorphe possédant trois têtes : une pour Brahmā, une pour Vișņu et une pour Śiva. Il est vraiment devenu pour tous l’avatar des trois dieux, il est devenu l’incarnation de la Trimurti.

Il est légitime de s’interroger : Comment Dattātreya, incarnation de Vișņu, en vient à être considéré comme la forme de la Trimurti ?

Cela est devenu possible grâce à une tradition marathe initiée par Śrī Pāda Vallabha puis développée par Narsingha Saraswati, et Saraswati Gangādhar, l’auteur du Śrī Guru Charitra au 14ème/15ème siècle. Il est fait mention, au chapitre quatre, de la transformation des trois dieux en trois enfants pour Anasūyā et Atri. Alors que deux d’entre eux, Chandra et Durvāsa, quittent l’ermitage de leurs parents, l’un vers le Chandraloka, l’autre dans la forêt pour accomplir l’ascèse, Datta reste auprès de sa mère. Et les dieux de dire :

तीसरा विष्णुमूर्ति बत्र। तुम्हारे घर रहेगा सुचित​। पूर्ण त्रिमूर्ति यही। मानो यह तुम सही॥68॥

दत्त को ही जानो त्रिमूर्तिवत्। सर्व विष्णुमयं जगत्। करेगा तब चित्तेषणा पूर्ति। दत्तात्रेय श्रीविष्णुमूर्ति॥9॥

त्रयमूर्ति एक बने। दत्तात्रेय रूप धर रहे।(…) ॥70॥

(…) त्रयमूर्ति एकाकार। रहे दत्तात्रेय नाम से। मूल पीठ वे श्रीगुरु के॥71॥

Le troisième fils est la forme de Vișņu. Il restera en ta maison à loisirs. Il est vraiment la trimūrti. Croit en cette vérité. 68

Sache que Datta est la forme des trois dieux. Il est présent dans tout l’univers. Il comblera tous les désirs. Dattātreya est vraiment la forme de Śrī Vișņu. 69

Les trois formes sont devenues une. Dattātreya a pris forme. (…) 70

(…) La triple mūrti est unifiée. Elle a pris le nom de Dattātreya. Il est le fondement du siège de Śrīguru. 71.

Datta est donc déclaré possesseur de la triple incarnation des trois dieux principaux du panthéon. De là lui vient cette représentation tricéphalée et les attributs et qualités des trois.

Cette idée s’établit sur plusieurs piliers. Le premier serait un verset de la Guru Gītā:

गुरुर्ब्र्ह्मा गुरुर्विष्णु गुरुर्देवोऽमहेश्वरः। Gururbrahmā gururvișņu gururdevo’maheśvara.

गुरुसक्षत्परब्रह्मा तस्मै श्रीगुरवे नमः॥ Gurusakśatparabrahmā tasmai śrī grurave namah.

« Le guru est Brahmā, le guru est Vișņu, le guru est Maheśvara.

Le guru est le Parabrahmā fait visible. »

Datta est cet archétype du guru parfait, le maître accomplit et tout puissant. Nous l’avons vu, les dieux se tournent vers lui afin d’être délivrés de leurs turpitudes.

Dans l’Avadhūta Gītā, Datta se définit ainsi : 

आदिमध्यान्तमुक्तोऽहं न बद्धोऽहं कदाचन।

स्वभावनिर्मलः शुद्ध इति मे निश्चिता मतिः ॥ 44

« Je suis sans commencement, sans milieu et sans fin ; je ne suis lié par rien. Je suis pur de nature et sans tâches. Je le pense sans aucun doute. » 44.

Il ne reconnaît ni le corps, ni l’individualité. Il ne connaît que le Brahman identique à l’atman. Il se déclare donc la forme du Brahman.

Le Datta Sampradāya

Nous l’avons vu, Dattātreya a donné naissance à de nombreuses lignées. Parmi elles, une lignée se démarque. Elle a vu le jour autour de différents personnages qui furent considérés, jusqu’à une époque récente, comme des incarnations de l’avadhūta.

Le saint marathe du 14 ème siècle, Śrī Pāda Vallabha fut le premier à être considéré comme une incarnation de Dattātreya, et à sa suite Narsingha Sarawatī.

Puis, une croyance populaire voit au dix-neuvième siècle, en la personne de Samārtha Swami, Narsingha Saraswatī émergeant d’un samādhi de trois cents ans. Samārtha Swami d’Akkalkot est perçu comme un Dattāvatar, un avatar de Datta. Plus tard, Śirdī Sai Baba, Gajānan Mahārāja et Bhagavan Nityānanda seront aussi, au vingtième siècle reconnus comme des avatar de Śrī Guru Datta.

Narsingha Saraswatī passa les vingt dernières années de sa vie à Gangapūr, dans le Nord Kārnataka, où il établit les Nirguna Pādukas de Dattātreya, ses sandales sans attributs (sans forme).

D’autres lieux sont liés à Datta par cette tradition :

Il dort à Mahura, réside à Sahyadri Hills, se baigne dans le Gange à Bénarès, accomplit achamana (rituel de purification du corps et de l’esprit par l’absorbtion d’eau dans le creux de la main, accompagné de noms du Seigneur) à Kurukśetra, s’applique le bhasma (cendre) à Dhoot Papeśwar, accomplit le sandhya (rituel védique matinal, à l’heure où la nuit devient jour) dans le Kārnataka (cela manque de précision, je vous l’accorde), le mādhyāhnika (Rituel de Sandhya effectué au zénith) à Gangapur, demande l’aumône à Kolhapur, porte le tilāka à Pandharpur, mange ses aumônes à Pancaleśwar, boit l’eau de la rivière Tungabhadra, se repose à Girnār, écoute des chants sacrés à Badrikāśrama, et accomplit le Sayam Sandhya (Sandhya du soir, à l’heure du coucher de soleil) sur la côte Ouest.

Ces quatorze lieux sont appelés Datta Kśetras. Il est dit qu’on peut facilement y sentir sa présence et y recevoir sa grâce. Ils sont les lieux préférés pour toute sādhanā liée à Dattātreya.

Dattātreya est l’un des plus remarquables sages de l’ère védique. Mais il ne se limite pas à cette époque reculée. Il a continué de se manifester à travers les millénaires, dans sa forme propre et à travers d’autres formes. S’il n’est pas rédacteur des védas, il semble bien représenter la quintessence de l’esprit des sages védiques et de la pensée non dualiste. Mais, il fut également un grand maître des traditions tantriques tant philosophiques que magiques.

Il est, en Inde, un sage, une incarnation divine, l’archétype du maître parfait, parfois appelé le lion du védanta. Il est l’objet de méditation des Yogis et des dévots. Sa gloire traverse les âges et son riche enseignement est inaltérable.

Jay Śrī Guru Datta.

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