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La thérapie tantrique n’est pas sexuelle

Faut-il encore le préciser ? Hélas oui. 

Les unes de journaux récentes concernant le démantèlement de la secte de soi-disant « yoga tantrique » nous y obligent. 

Des pratiques de « massage tantrique », en passant par la « sexualité sacrée », le « yoga sexuel », les « déblocages de chakras », le tantrisme serait un outil de développement personnel, une manière de « dépasser nos limites », voire une « thérapie » visant à soigner des traumatismes, notamment sexuels, par des moyens sexuels ou « crypto-sexuels ». Le « tantra » se promeut dans le cadre du soin non-conventionnel, comme une forme d’« homéopathie psychologique » (au sens de soigner le mal par le mal), et sans précisions d’effets secondaires. Qu’en est-il réellement du point de vue de la tradition ? 

Histoire d’une dérive

Le narratif moderne du « tantra » nous présente souvent la « discipline » en utilisant l’imagerie de sculptures érotiques indiennes de temples comme à Khajuraho : la preuve que depuis des siècles, voire des millénaires, la sexualité aurait des vertus sacrées et constituerait même un chemin d’éveil. En raison de notre culture judéo-chrétienne de refoulement du désir charnel, il serait également pour nous une forme de thérapie, par la réhabilitation et la sacralisation de notre libido. 

En occident, on entend parler pour la première fois du tantrisme hindou via l’œuvre d’Arthur Avalon, gouverneur anglais au Bengale, immense érudit ayant traduit et publié de nombreux textes du tantra. Julius Evola s’en empare en Europe. Il y voit un chemin de retour aux vertus païennes ancestrales de virilité. Le sexe se fait métaphysique, avec à la clef, la possibilité d’un surhomme, capable de transcender les frontières pseudo-morales d’une société décadente, et d’atteindre à la fois la domination et le sublime. 

L’étude du tantrisme traditionnel reste longtemps cantonnée dans des cercles d’érudits des universités européennes, jusqu’à ce que, peu à peu, le mouvement hippie s’en empare. Le « surhomme » tantrique de l’aube de la seconde guerre mondiale fait place au jouisseur libertaire et mystique des années 70. Il trouve son porte-parole dans la figure d’Osho Rajneesh. Le tantra devient un outil de développement personnel, une occasion de dépasser ses limites, la pudibonderie judéo-chrétienne, de libérer ses tensions existentielles, spirituelles et sexuelles. Danses furibondes, méditations zen et fusils d’assaut contre le « vieux monde », comme le montre l’excellent documentaire « Wild Wild Country ».

De ce courant que l’on nomme «néo-tantrique » naissent de multiples expressions d’une même doctrine fondamentale qui entend placer le désir et le plaisir comme voie de libération psychologique et spirituelle : « massage tantrique cachemiri », « déblocage des chakras », « sexualité sacrée », etc. Ce type de développement personnel s’amalgamant à des courants de psychologie, des doctrines new age, jouant sur l’imaginaire de la transgression des codes, s’improvise même thérapie. 

Les thérapies tantriques traditionnelles : ce qu’elles ne sont pas

Qu’on se le dise tout de suite, il n’est jamais question dans la tradition hindoue de « soigner » des « chakras », en faisant des massages de points énergétiques, « et plus si affinités ».

Mais il y a effectivement des points corporels, des centres d’énergie et des attouchements dans les traditions spirituelles et thérapeutiques de l’Inde. Et ils n’ont rien à voir avec des pratiques sexuelles.

Les points corporels sont ce qu’on appelle les « marmas » dans la pratique ayurvédique du Sud de l’Inde, principalement du Kérala : cent huit points vitaux majeurs formés par les cavités naturelles du corps, de diamètres variés. L’étude de ces points vitaux a probablement été réalisée à partir d’observations de médecin de campagnes militaires. Lorsqu’ils sont blessés, ils peuvent faire apparaître des maladies, dont certaines mortelles. Ils sont aussi des voies d’accès à la santé, par leur stimulation via les doigts, les talons ou des emplâtres de plantes médicinales appliquées dessus. Il n’y a là rien de sexuel. 

Les centres d’énergie que la tradition tantrique nomme « roues », ou parfois « nœuds » ne sont pas des points physiques, mais énergétiques : des condensations de souffle vital « prāṇa », ayant pour fonction, à l’état latent, de permettre le fonctionnement psycho-somatique « normal » de l’être humain, et à l’état « d’éveil », de lui permettre son ascension mystique par étapes. Bien que ces points puissent être reliés à des zones anatomiques, notamment des glandes, ils ne sont pas physiques en tant que tels : on ne peut pas « masser » un cakra, le « stimuler » par un contact physique. La « kinésithérapie » tantrique n’existe pas plus du point de vue de la tradition que la « sexologie » tantrique. Il faut admettre que ces techniques psycho-corporelles modernes inspirées du tantrisme naissent en réalité d’erreurs d’interprétation de la tradition, qui vidée de son contenu religieux, l’est tout autant de son contenu anatomique subtil. 

Enfin, les « attouchements » dans la tradition tantrique n’ont eux non plus aucune dimension sexuelle. Ils sont réalisés seuls sur son propre corps dans le cadre de la discipline spirituelle rituelle (sādhana), qu’elle soit intériorisée ou exprimée dans une cérémonie. Il s’agit de toucher différentes zones de son corps (comme le sommet du crâne, les yeux, le nombril, les genoux, les pieds, les doigts de la main, etc), en prononçant des mantras. La technique appelée « nyāsa » vise à mettre le corps en résonance avec la divinité invoquée. Le corps du pratiquant devient un espace rituel en analogie avec la cérémonie qu’il effectue intérieurement ou extérieurement, et en adéquation avec son chemin spirituel. De cette pratique est né ce qu’on appelle dans le yoga moderne « Yoga nidrā ». Là, les points corporels ne sont plus touchés mais ressentis au cours d’une relaxation, et l’exercice peut également inclure des visualisations et des mantras. Dans la tradition, les visualisations de divinités sont psalmodiées par des mantra appelés « dhyānaṃ », qui ne se font pas en même temps que les nyāsaṃ.

Les thérapies tantriques traditionnelles : le Haṭha-Yoga

Le Haṭha-Yoga, s’inscrivant dans le courant tantrique, présente des éléments thérapeutiques, bien que son but soit spirituel. En effet, on retrouve dans les textes classiques du Haṭha-Yoga, de nombreuses « indications » d’actions purifiantes (comme les purges, lavements, etc), postures, sceaux et ligatures corporelles, visant à traiter telle ou telle maladie. Le vocabulaire employé est celui de la médecine de l’époque de leur rédaction : c’est à dire l’ayurvéda. De nombreuses pratiques permettent de stimuler le feu digestif (jaṭharāgni), qui pour l’ayurvéda est à la racine de la santé corporelle. Les pratiques de longévité stimulent elles, la substance vitale appelée ojas, qui dans le Yoga, présente une dimension sacrée et vectrice d’éveil spirituel (amṛta ou bindu). On prend souvent le bindu pour la semence sexuelle : śukra-dhātu chez les hommes et ārtava-dhātu chez les femmes. Ce qui justifie parfois certaines interprétations sexuelles de pratiques yoguiques comme vajroli mudra. Les pratiques de longévité pourraient stimuler la fécondité, voir la libido. Dans le système ayurvédique, il y a une différentiation claire entre la semence sexuelle et la substance vitale. Par ailleurs, on considère que la production d’ojas se fait par le raffinement métabolique de tous les tissus du corps, et non pas uniquement à partir de la semence sexuelle. Ceci peut nous pousser à comprendre les pratiques visant à réintégrer et à faire « monter » le « bindu », en un sens autre que celui d’aspirer la semence sexuelle. 

Bien que les techniques de respirations yoguiques ne soient pas spécialement décrites en des termes médicaux, hormis la rétention de souffle (kuṃbhaka) pour traiter le hoquet chronique (hikkā), on concède une dimension thérapeutique au prāṇāyāma, car il est un moyen de purifier le prāṇa des canaux subtils (nāḍī). Se faisant, le corps se détoxifie énergétiquement, et mentalement. Concrètement, sur le plan physique, cela se produit au niveau du système nerveux. 

Les textes donnent également des techniques de concentration sur les éléments, visant à obtenir la maîtrise de ceux-ci. Dans l’absolu, étant donné que les maladies sont considérées comme des déséquilibres de combinaisons élémentaires, on peut très bien envisager ces techniques comme thérapeutiques. A titre d’exemple, des concentrations répétées sur l’élément feu permettrait d’apprivoiser le feu dans le corps, qui peut se manifester par exemple par l’acidité gastrique (amlapitta), ou encore des saignements (raktapitta). Il y a donc une dimension thérapeutique du tantrisme, dans la pratique du Haṭha-Yoga.

Les thérapies tantriques traditionnelles : chants et cérémonies de guérison

Dans l’Inde traditionnelle, tantrisme n’équivaut pas à sexualité, mais à des pratiques de « magie » ou de « sorcellerie ». Les gens ne vont pas voir un ou une tāntrika pour améliorer leur libido, mais pour qu’il ou elle aide à résoudre leurs difficultés quotidiennes. Les types de problèmes sont variées et concernent les tracas de la vie humaine : problèmes de cœur et de couple, tensions familiales, litiges fonciers, judiciaires, mais également les problèmes de santé, physique et mentale. Les guérisseurs et guérisseuses tantriques interviennent sur ces thématiques par des moyens rituels, des cérémonies, des chants et mantra, amulettes et talismans, etc. En clair, le tantrique, si on le considère dans ses capacités thérapeutiques, est le « marabout », le « shaman » traditionnel de l’Inde. Le phénomène se retrouve dans toute l’Asie, où les pratiques de guérison font souvent références à des divinités en lien avec le tantrisme, que ce soit dans l’hindouisme ou le bouddhisme.

Le culte et la pratique du mantra de bien des divinités « tantriques », comme celui de la déesse Indrākṣī, présentent une vocation thérapeutique claire. On retrouve par exemple dans son hymne mention de ce qui est appelé à être soigné par son culte du point de vue physique : maux de tête (śiraśśūla), lombalgies (kaṭiśūla), douleurs des membres (āṅgaśūla), costales (pārśvaśūla), troubles anémiques (pāṇḍurogādīn). La science subtile (vidyā) associée à cette déesse vise à soigner les fièvres et diarrhées pouvant avoir une issue fatale (jvarātisāra rogāṇāmapamṛtyorharāya ca). Dans cette vidyā, il n’est pas question de massages, mais de la vertu curative de sonorités-graines, bījamantra, et de leur enchainement dans un mantra, c’est à dire en parole de pouvoir. On comprend ainsi que le tantra thérapeutique agit par l’intermédiaire du son et du langage, plus que par l’intermédiaire d’un contact physique ou d’un échange sexuel.

Les thérapies tantriques traditionnelles : le monde des esprits et la psychiatrie

La pratique d’Indrākṣī fait également mention de maladies autres que physiques que l’on appelle dans la tradition influences (graha). Le terme désigne en astrologie les influences planétaires, qui peuvent creuser le terrain des maladies selon le jyotis. Là, il désigne l’influence néfaste que peut exercer toute une faune d’esprits invisibles sur la vie humaine comme celle : des esprits merveilleux de la nature (yakṣagraha), des prédateurs de nuit (rākṣasagraha), du double terrible de l’enfant-dieu (skandhagraha), de l’esprit des obstacles (vināyakagraha), des saisisseurs d’enfants (bālagraha) et d’adolescents (kumāragraha), des esprits sauvages (bhūtagraha), des fantômes (pretagraha), et des monstres de l’impureté (piśācagraha). Ces esprits peuvent être également à l’origine de fièvres. 

Cette conception d’un monde peuplé d’esprits invisibles, potentiellement dangereux et à l’origine de maladies, rappelle fortement le chamanisme. Pour ce qui est de la culture hindoue, on la retrouve dans les Védas, particulièrement l’Atharvaveda. La science qui vise à étudier et à traiter avec ces esprits, que ce soit dans le but d’obtenir d’eux des faveurs ou bien de les apaiser et les éloigner lorsqu’ils causent des troubles, est appelée bhūtavidyā. Le tantrisme s’est largement saisi de ces connaissances et les a développées dans des manuels qui forment une classe particulière de tantra, au sens de catégorie de textes, et qu’on appelle bhūtatantra. Bhūtavidyā est très tôt devenue la huitième spécialité de l’ayurvéda. En effet, les textes classiques de l’ayurvéda analysent ces données en des termes psychiatriques. A chaque type d’esprit qui exerce son influence sur l’appareil psychique humain, ses symtômes d’aliénation. Par exemple, l’influence des prédateurs de nuit (rākṣasagraha) chez celui ou celle qui est affecté, va entrainer des comportements agressifs et violents, qu’on associe généralement en psychiatrie moderne aux troubles de l’inhibition. La manière dont l’ayurvéda décrit la pathogenèse de ce genre de troubles rappelle fortement les psychotraumatismes. Là encore, la thérapie traditionnelle, y compris tantrique, n’a pas vocation à soigner des traumas sexuels par la sexualité, comme on peut l’entendre hélas dans certains cercles du néo-tantra. Elle consiste en un recours à une pharmacopée spécifique ainsi qu’en des rituels d’offrandes visant à apaiser ces influences. 

Les thérapies tantriques traditionnelles : psychosomatique pédiatrique et toxicologie

Il faut mentionner également deux autres “classes” de thérapies tantriques, qui ne sont pas sans rapports avec bhūtavidyā.

La première concerne la psychosomatique juvénile. On considère dans les thérapies traditionnelles que les enfants et les adolescents somatisent par des troubles comportementaux et physiques des influences subtiles néfastes de leur environnement immédiat : on les appelle influences juvéniles, « bālagraha ». Deux types de culte sont concernés : le premier est celui de Skanda, le fils de Śiva, général des armées divines. Ces influences sont considérées comme formant la garde rapprochée de l’enfant-dieu, ses nourrices et ses compagnons de jeu. Dans les textes de l’ayurvéda, ces analyses sont regroupés dans la spécialité de pédiatrie (kaumārabhṛtya). Dans les écritures hindoues, ce sont dans les « kaumāratantra» où sont décrits le panthéon et les pratiques du culte à Skanda. Dans le contexte du culte de la Déesse, le shaktisme, on parle des hordes de « mères », mātṛgaṇa, qui ont pour divinité tutélaire les sept ou huit matrices divines « mātṛkā », avec pour meneuse, la déesse Cāmūṇḍā. Dans tous les cas, les remèdes sont issus de la pharmacopée ayurvédique et consistent en des bains de plantes, onguents, accompagnés de rituels d’offrande et de mantra spécifiques. 

La seconde classe de thérapie tantrique forme également une spécialité de l’ayurvéda et une catégorie de tantra particulière. Il s’agit de la toxicologie : Agadatantra en Ayurvéda, ou Gāruḍatantra. Divers poisons provenant du règne végétal, animal et minéral, leurs effets et leurs antidotes, y sont décrits. Les poisons de serpents ont une importance capitale dans cette discipline, puisque encore aujourd’hui, ils font des milliers de morts chaque année en Inde. Or, les serpents sont considérés dans l’univers Sud-Asiatique comme des êtres « magiques », capables de changer de formes et disposant de dons occultes. Ils forment une classe d’êtres appelés nāgas, se répartissent en différents clans avec des rois, des reines, des princes et des princesses. Ils sont capables de se déplacer entre les mondes, et s’ils peuvent vivre temporairement dans le notre, à la surface de la terre ou dans les rivières et les mers, leur royaume est sous-terrain (nāgaloka). Neutres, ils sont capables de guérir comme de nuire, d’aider les hommes comme de leur faire la guerre. Ils forment également une catégorie d’aliénation dans la psychiatrie ayurvédique : les symptômes qu’ils provoquent sur le plan psychique peuvent évoquer certaines maladies psychiatriques. Ce type d’influence « serpentine » est également associée à différents types de somatisations, particulièrement cutanées et nerveuses. Leur vouer un culte revient à s’attirer leur faveur et à éloigner leur courroux. Toute une pharmacopée antidotique leur est associée. Le maître et ennemi des serpents par excellence est Garuḍa, la monture de Viṣṇu. Il détient la science des antidotes et enseigne la maîtrise des serpents. 

Conclusion

En énumérant les différentes catégories de thérapies tantriques traditionnelles, on comprend qu’elles n’ont rien à voir avec la sexualité. 

On devrait donc être vigilant lorsqu’un « thérapeute » ou un «enseignant », prétendument initié ou influencé par le tantrisme, propose des pratiques sexuelles à visée thérapeutique. Si toucher sexuellement, ou coucher avec ses patient(e)s soignait, cela se saurait. Bien au contraire, tout acte sexuel, dans le cadre d’une thérapie qui par définition est « asymétrique », est un abus, qu’il y ait ou non prétendu consentement . Et cela provoque souvent à l’inverse de l’alibi thérapeutique exposé, des traumatismes.

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