Les mots et le langage sont probablement ce qui différencie le plus concrètement les Hommes des autres animaux. Bien que les mots, ainsi que leur sens, aient pu évoluer au fil du temps, leurs énergies, elles, sont restées identiques. Cela se vérifie particulièrement en saṃskṛtam, langue dont l’expérience vibratoire reste, encore aujourd’hui, un mystère pour beaucoup.
En outre, la parole sert à communiquer, échanger, mais également à manipuler les esprits et à duper les moins vigilants. Alors l’étude du langage devient l’outil indispensable pour tout yogi, permettant d’éclairer l’esprit par la Vérité.
La parole à l’origine de la Création et le souffle de vie
Vāk, vāc « ce qui est dit, la voix, la parole »
Vāg « un mot »
Suddhi : la pureté ou la correction
Shakti signifie l’énergie
La vibration est à l’origine de la création. Aussi, le om̐ est le son originel et primordial de l’Univers. La manifestation peut se traduire ainsi : une parole vāk, de nature pure suddhi, et émanant de l’énergie de la création shakti.
Les chrétiens s’accordent également sur ce point avec l’évangile de Jean 1.1 qui précise : « Au commencement était la Parole. »
La vibration est, sans l’ombre d’un doute, intimement liée à prāna, l’énergie vitale. Les mots ne peuvent s’exprimer que par l’utilisation de l’air, dirigé des poumons vers la gorge et la bouche. Le souffle et la parole sont ainsi indissociables, tous deux au cœur de la création.
Les quatre états de la parole : Parā, Paśyantī, Madhyamā et Vaikharī
La parole est si importante que plusieurs hymnes lui sont dédiées dans le Ṛgveda.
catvārivākparimitāpadānitānividurbrāhmaṇāyemanīṣiṇaḥ | guhātrīṇinihitāneṅgayantiturīyaṃvācomanuṣyāvadanti ||
Mandala 1.164.45
« La Parole a été divisée en quatre parties. Les brahmanes qui sont des sages les connaissent. Trois d’entre-elles sont comme placées dans une caverne. Les hommes disent qu’ils ne connaissent que la quatrième. »
Parā, paśyantī, madhyamā et vaikharī sont les quatre phases successives qui permettent aux sons d’être audibles. Il s’agit de quatre étapes de transformation du son. En sanskrit, ils sont appelés Vani qui est également un des noms de la Déesse Sarasvatī.
- Parā – le son de l’éternel, celui qui émane du vide, dans l’absence d’existence
- Paśyantī – le mot ressenti dans sa conscience profonde, ce qui émane du cœur
- Madhyamā – la parole lorsqu’elle se traduit par une idée dans l’intellect, également associé à la concentration
- Vaikharī lorsque le Vani est réellement exprimé verbalement par la bouche, c’est la langue parlée quotidiennement
Parmi ceux-ci, les trois premiers sont cachés à l’intérieur de notre corps. L’extériorisation du mot par le discours est vaikharī. C’est cette expression qui est connue de la plupart des Hommes.
Dans le YogakuṇḍaliniUpaniṣad (chapitre 3.18), il est écrit : « Ce vāk (pouvoir de la parole) qui germe dans parā, donne deux feuilles dans paśyantī ; bourgeonne dans le madhyamā et s’épanouit dans le vaikharī[…] »
Aussi connu sous le nom de DevīSūkta (ou Aṃbhṛnīsūktam), le Mandala 10, hymne 125 du Ṛgveda décrit vāk, la parole, comme la femme de Aṃbhṛnī (ce qui est puissant).
Il existe ainsi plusieurs formes de parole, certaines plus subtiles que d’autres. Cette manifestation de l’énergie de la Déesse Sarasvatī était déjà bien connue des ṛṣis dès l’époque des Védas.
Vākshakti, l’énergie de la parole au travers des mots d’Ādi Śaṅkara
Lalitāsahasranāmasloka 640: om vāgadhīśvarīnamaha
« Salutation à Toi qui préside sur la parole »
Composé par Ādi Śaṅkara, le Sundaryalaharī est un texte rendant hommage à la Devī sous sa forme de Tripura Sundarī ou Lalitā (la forme ultime : Mahādevī, Ādiśakti ou Parāśakti).
aviśrāntaṁpatyurguṇagaṇakathāmreḍanajapā
japāpuṣpacchāyātavajananijihvājayatisā |
yadagrāsīnāyāḥsphaṭikadṛṣadacchacchavimayī
sarasvatyāmūrtiḥpariṇamatimāṇikyavapuṣā || 64« O! Mère Divine ! Ta langue est devenue rouge foncé comme une fleur d’hibiscus, alors que Tu parles à plusieurs reprises de la Grandeur de Ton épouse Śiva ! La déesse Sarasvatī ayant un teint cristallin et résidant au bout de ta langue devient rouge comme celle d’un rubis. »
La récitation du nom Śiva transforme la langue couleur rouge hibiscus de la Déesse, en un rouge rubis. La langue de Sarasvatī devient alors le reflet de Śiva. L’énergie des mots laisse alors transparaitre celle de la Conscience, qui deviennent le support et le transport de Śiva jusque dans la matière.
Dans le denier verset, Ādi Śaṅkara, rend hommage aux mots de la Déesse :
pradīpajvālābhirdivasakaranīrājanavidhiḥ
sudhāsuteścandropalajalalavairarghyaracanā |
svakīyairambhobhiḥsalilanidhisauhityakaraṇaṁ
tvadīyābhirvāgbhistavajananivācāṁstutiriyam ||103« O ! Mère Divine ! Ces paroles de louange apparaissent comme l’offrande de dīpārādhana au soleil, l’offrande d’oblations à la lune à partir de l’eau sécrétée par la pierre de lune et l’offrande d’oblations à l’océan avec de l’eau. Toutes ces paroles ne sont que Tes propres paroles. »
Le texte prend un autre sens lorsque l’on comprend que chaque verset fût composé par la Déesse elle-même.
Sarasvatī, l’expression de la Déesse au travers du langage
Mā Sarasvatī est la Devī de la connaissance, des arts et de l’éloquence.
Le sarasvatīaṣṭōttaraśatanāmāvalī, décrit la Déesse sous les noms suivants :
13. ॐपरायैनमः।ōṁparāyainamaḥParā (comme le son éternel, celle au-dessus de Tout)
41. ॐवाग्देव्यैनमः।ōṁvāgdēvyainamaḥ
Vāg pour la parole
77. ॐस्वरात्मिकायैनमः।ōṁsvarātmikāyainamaḥ
Svarā pour celle qui existe comme son
Sarasvatī est source de la manifestation, aux origines du om̐. Elle est sat, représentation de sattva guna, la pureté et de satya, la vérité. Satya signifie vérité, authentique. Sat se réfère à l’Esprit Universel, à l’Être, à l’Âme du Monde ou à Brahman.
Il existe, pour les yogis, un royaume – satyaloka ou brahmāloka – entièrement composé de Brahman. C’est un monde rempli d’énergie immortelle, de connaissance et de félicité.
Cultiver satya comme le recommandent les yamas des Yoga Sūtras, c’est tendre à rejoindre Sarasvatī, maîtresse de vāk et Brāhma, le créateur et consort de la Déesse, dans satyaloka.
Mātaṅgī, forme tantrique de Sarasvatī
Dans la vision tantrique, la neuvième mahāvidyā, Mātaṅgī et son vāhana le perroquet, représentent l’énergie de satya et de vāk. Forme tantrique de Sarasvatī, Mātaṅgī exprime ce qui ne peut être dit, au-delà des conventions et normes humaines. Elle est ainsi la vérité pure, transcendant le conformisme et la bien-pensance. Sauvage, la Devī exprime la Vérité au travers d’une émotion d’extase, semblable à une passion dévorante. Avec son perroquet, ils sont symboles du « téléphone spirituel » qui nous relie aux mondes subtils. Maîtresse des mots prononcés (vaikharī), elle est le véhicule du sacré dans le monde manifesté. Sa couleur verte rappelle celle de Budha, la planète Mercure, graha du langage et de la communication.
L’énergie de la parole dans l’astrologie
Lorsque l’on parle de vākshakti en jyotiṣa, nous faisons également référence à vāksiddhi : au pouvoir de la création par la parole. Un astrologue habité par l’énergie de la parole, dispose du pouvoir de créer par les mots.
La suite du verset 18 du Yogakuṇḍalini Upaniṣad décrit ce phénomène : « […] ce vāk qui a été décrit ci-dessus, atteint le stade de l’absorption du son, renversant l’ordre ci-dessus (c’est-à-dire, en commençant par vaikharī etc…) ». Le mot devient ainsi créateur et l’astrologue, quant à lui, devient celui qui possède le pouvoir de créer par la voix, vāksiddhi. Nous retrouvons cette image dans le dernier verset du Saundaryalaharī par ĀdiŚaṅkara.
Vākshakti se manifeste sous la forme d’un pont entre les mondes manifestés et non-manifestés. Dans ce cas, l’intérêt individuel et l’égoïsme sont transcendés par l’énergie de la Devī. La langue du jyotiṣi (ou du yogi) est totalement maîtrisée par Mā Sarasvatī.
« Un astrologue dévoué développera naturellement un sens puissant de l’intuition et sera capable de se connecter avec les sources divines […] C’est l’un des fruits d’une pratique astrologique enracinée dans la méditation et la dévotion, allant bien au-delà de ce qui peut être découvert par de simples techniques et calculs astrologiques. Au fur et à mesure que l’astrologue développe vākshakti, le pouvoir de la parole, ses déclarations peuvent devenir infaillibles. » – Chakrapani D. Ullal
Les mots prennent tout leur sens lorsqu’il s’agit de prédiction astrologique. L’intention et la formulation de la question (madhyamā et vaikharī) sont tout autant importantes que la réponse émise par l’astrologue.
PraśnaMārga, verset 4 :« Seule une requête humble mérite une réponse. Aucune prédiction ne devrait être offerte à une personne qui n’a pas demandé cela, ou qui souhaite tester l’astrologue. Si l’astrologue tente de répondre sous ces conditions, il ne sera pas capable d’obtenir la vérité. »
Plus que la parole : la prononciation juste ou vāksuddhi
Jyotiṣa (l’œil des védas) fait partie des six vedāṅga tout comme vyākaraṇa : la grammaire (la bouche des védas). La concentration sur la grammaire et l’origine des mots – la manière dont sont construits les mots et les phrases pour exprimer une idée – est une science unique, indissociable et complémentaire à l’étude astrologique.
Les sons que nous émettons et les phrases que nous composons sont importants. Vāksuddhi vient de la pureté de la pensée, de l’esprit et du cœur traduisible dans la parole. Vāk est ici le son articulé (uccāraṇa) propre et correct. Il peut ainsi être considéré comme pur, c’est-à-dire shuddhi.
Uccāraṇa se traduit par « ce qui élève ». Ainsi le mot élève vers la Conscience.
Vāksuddhi signifie que nous devons prononcer les « bons sons », en sélectionnant uniquement les vibrations qui sont bénéfiques, et cela particulièrement dans les pratiques de récitation des mantras. Pour parvenir à cette pureté, seules la discipline ou l’habitude (abhyāsa) ainsi que la dévotion (bhakti) comptent.
Le pouvoir (siddhi) est offert par Mā Sarasvatī sous la forme de Vāgdevī, après que cet effort (tapas) de bonne prononciation ait été fourni.
Vāksuddhi dans le jyotiṣa
PraśnaMārga stance 2 : « L’astrologue doit toujours être à l’affût si une personne l’approche pour une prédiction. Il doit examiner soigneusement son apparence, ses mouvements et actions ainsi que les sons ou signes de bons ou mauvais augures […] »
Strophe 12 : « […] L’astrologue doit faire le point sur le temps exact (samaya), […] la nature de sa respiration (svarayu), […] la lettre du mot prononcé (praśnakshara) […] »
Praśnakshara concerne, non seulement la forme de la question posée (nirukta ou l’étymologie des mots employés – un autre vedāṅga), mais également l’énergie planétaire qu’émet la question. En astrologie, chaque planète peut être associée à une vibration
Nous remarquerons que l’analyse du souffle (prāna) est aussi de rigueur (« svarayu »). Svarayu est entendu comme : le son de la respiration.
1. GUTTURALES consonnes | 1. GUTTURALES voyelles/semi-voyelles/diphtongues | 1. GUTTURALES sifflantes |
kaṇṭhya | ||
क ka | अ a (court) | अःaḥ (visarga) |
ख kha (aspiré) | आ ā (long) | |
गga | ह ha | |
घgha (aspiré) | ||
ङṅa | ||
TERRE / MARS | ||
2. PALATALES consonnes | 2. PALATALES voyelles/semi-voyelles/diphtongues | 2. PALATALES sifflantes |
tālavya | ||
च ca | इ i (court) | शśa (śivaśakara) |
छcha (aspiré) | ई ī (long) | |
जja | ए e | |
झjha (aspiré) | ऐ ai | |
ञña | यya | |
EAU / VENUS | ||
3. CÉRÉBRALES consonnes | 3. CÉRÉBRALES & RÉTROFLEXES voyelles/semi-voyelles/diphtongues | 3. CÉRÉBRALES sifflantes |
mūrdhanya | ||
टṭa | ऋ ṛ (court roulé) | षṣa (ṣanmukhaṣakara) |
ठṭha (aspiré) | ॠ ṝ (long roulé) | |
डḍa | र ra (roulé) | |
ढḍha (aspiré) | ||
णṇa | ||
FEU / MERCURE |
4. DENTALES consonnes | 4. DENTALES voyelles/semi-voyelles/diphtongues | 4. DENTALES sifflantes |
dantya | ||
त ta | ऌ ḷ (court roulé) | स sa (sarasvatisakara) |
थtha (aspiré) | ल la | |
द da | ||
धdha (aspiré) | ||
न na | ||
AIR / JUPITER | ||
5. LABIALES consonnes | 5. LABIALES voyelles/semi-voyelles/diphtongues | 5. LABIALES sifflantes |
oṣṭhya | ||
पpa | उ u (court) | अंaṁ (anusvara) |
फpha (aspiré) | ऊ ū (long) | |
बba | ओ o | |
भbha (aspiré) | औ au | |
म ma | व va | |
ETHER / SATURNE |
En parapsychologie moderne, nous pourrions lier l’état mental et émotionnel d’un individu selon son regard, sa posture ou encore sa tenue vestimentaire, tout autant que par ses habitudes langagières.
Dans le cadre d’une étude astrologique, une personne commençant régulièrement ses phrases par « bah… », par exemple, portera par nature l’énergie de Saturne.
Lors d’une réponse astrologique à une question (praśna), cette information permettra à l’astrologue de déterminer quelle planète joue un rôle prépondérant dans la vie du natif. Et ainsi répondre avec justesse à la question.
La construction grammaticale des phrases (vyākaraṇa), l’origine des mots (nirukta ou langue des oiseaux), la pureté de la vibration émise (vāksuddhi), le son du souffle (svara) sont autant d’éléments qui entrent en jeu dans l’interprétation psychologique, astrologique et énergétique du jyotisḥa śāstra, autant pour l’astrologue lui-même, que pour le questionneur.
Aux racines de la parole : le discernement et la pureté de l’esprit (manas suddhi)
anudvega-karaṁvākyaṁsatyaṁpriya-hitaṁchayat
svādhyāyābhyasanaṁchaivavāṅ-mayaṁ tapa uchyate« Les paroles qui ne causent pas de détresse, qui sont véridiques, inoffensives et bénéfiques, ainsi que la récitation régulière des Écritures védiques, sont déclarées comme de l’austérité de la parole. »
Bhagavadgītā 17.15
Aux prémices de vāksuddhi et de vākshakti émerge viveka, le discernement. Seul un être dont le jugement est sage possède les qualités d’esprit nécessaires pour obtenir et partager une parole Vraie. Ces valeurs sont retrouvées au chapitre 17 de la Bhagavadgītā par Kṛṣṇa avec cette première vertu listée qui énonce : « en premier ne pas nuire » ou primum non nocere.
C’est dans ce discernement qu’apparait manas suddhi ou l’esprit pur. C’est une purification parallèle et nécessaire pour tout jyotiṣi ou tout pratiquant sérieux du yoga. En outre, elle établit une connexion vers madhyamā et paśyantī, deux des quatre états de la parole.
Le sanskrit est une langue magique et mystérieuse dont les sons sont à l’origine du Monde. Les mots et leurs vibrations sont, à juste titre, au cœur du travail de la purification yogique, notamment par la pratique des mantras mais aussi par la respiration.
Certaines sonorités particulières permettent l’émergence du discernement et guident vers la purification de l’esprit. C’est seulement après cette purification que l’énergie de la Déesse peut se manifester et l’éveil s’accomplir.
Cultiver vāksuddhi et manas suddhi, la pureté dans nos mots et dans l’esprit, permet de créer l’espace nécessaire à l’émergence de vākshakti. C’est également dans la respiration et dans la reliance au souffle de vie que se découvre le pouvoir la Déesse.
L’analyse de notre langage extérieur (vaikharī) et intérieur (madhyamā, paśyantī, parā), tout autant que la contemplation des mots qui nous sont transmis, permettent de développer l’intelligence et le discernement favorisant l’accueil de Mā Sarasvatī.
Un parallèle à notre quotidien, plus tangible, peut également être fait. Dans un monde où le sens étymologique des mots est malmené et où la parole se déforme (à l’image du tantra ) au profit de la manipulation, la reconnexion à la vibration juste est un acte militant et libérateur, à l’image de Mātaṅgī. Une vibration qui porte à ce que les abus puissent être exprimés, que les mots ne servent pas seulement à communiquer des informations ou à tromper, mais au contraire, qu’ils soient vecteurs de discernement et de Conscience, qu’ils soient connus et utilisés comme tel.
Sources :
- PrashnaMarga – Bangalore Venkata Raman
- Sri SaundaryaLahari – Swami Satyasangananda Saraswati
- ShriLailitaSahasranama – Swami Tapasyananda
- Saraswati Ashtottara Shat Nama Stotra – drikpanchang
- Le Rig Veda, SamhitaTraduit par Hervé Le Bévillon
- Bhagavadgītā, Swami Mukundananda